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Freud et la religion

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par Joël Bernat   -   5 mars 2004 [1]

Voir le début de l'article : Freud et la religion



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II. Les trois phases d'évolution de l'humanité

Voir l'introduction de cette partie : II. Les trois phases d'évolution de l'humanité.

2 - La phase religieuse

Du fait de la difficile maîtrise des motions pulsionnelles et des affects, ceux-ci sont projetés dans le monde extérieur, puis transformés en forces supraterrestres ou suprahumaines : c'est-à-dire en entités invisibles, puisque ce sont des phénomènes psychiques. La projection apporte un autre bénéfice : celui de réduire l'éprouvé de l'origine interne des affects, voire d'en extérioriser la source (par exemple, avec le principe de la tentation qui est attribuée à un autre, à un diable ou à une épreuve divine).

Le souci et le vœu de maîtrise des pulsions n'étant pas - évidemment - réalisé, une élaboration secondaire vient alors créer et renforcer un maître de ces forces (pulsions et affects) : un Dieu (le texte même des prières répète la visée de cette création d'un Dieu), une puissance occulte, une Institution, etc., par reprojection de l'image des parents de l'enfance, accordant ainsi la croyance en une maîtrise toute-puissante à des figures des plus externes. Ceci entraîne la répétition de la dépendance infantile, déplacée de l'imago parentale vers celle de forces divines ou occultes : le gain est l'illusion d'un dégagement de la dépendance aux parents et de l'histoire œdipienne ; elles ne sont en fait que déplacées et répétées (transférées) telles quelles le plus souvent. L'œdipe est déplacé sur une autre scène, dans l'illusion d'une extériorité ; cette autre scène étant collective, cela renforce le déplacement, le fixe, et vient banaliser la question œdipienne et en bloquer toute possibilité d'élaboration. Car les religions monothéistes offrent une illusion de résolution : renoncement à la mère ou la femme, pour un patriarcat sous couvert de Loi du Père.

Le monde n'est plus que le miroir de la psyché. Mais l'acte projectif reste inconscient, et c'est pour cela que la croyance en des dieux est frappée d'un oubli, celui qui fait que leur existence n'est qu'un phénomène psychique. De même, mettre en question leur existence équivaut à mettre en doute le narcissisme du croyant et surtout, sa tentative de maîtriser ses pulsions et affects.

Alors, ces forces ainsi illusoirement maîtrisées (par un Dieu) peuvent faire retour en soi par identification et introjection, ce qui fait que le mortel participe à, devient une part de la divinité, et croit donc recevoir ainsi un fragment de la maîtrise divine via cette nouvelle éducation ou post-éducation que porte les textes dits sacrés (ou encore les rites et les prières). Cette opération psychique est défendue, protégée par un renversement en son contraire : l'affirmation que c'est le Dieu qui crée le mortel à son image réfute le fait (psychique) que c'est bien le mortel qui a créé un Dieu à son image idéale. C'est la fonction du sacré : interdit de toucher, de penser à ces opérations psychiques. Nous retrouvons ici le signe de la constitution d'un fantasme narcissique, cette phase du déni et du déplacement causal propre à la fantasmatique paranoïaque : "ce n'est pas moi, c'est lui".

Avec cette création d'un Dieu de la maîtrise, le résultat est la constitution d'un idéal religieux. Mais la domestication des pulsions réduit la possibilité de jouissance individuelle, la remplace par une jouissance psychique collective : faire un avec le tout (l'amour universel, par exemple). C'est à la fois une promesse différée, et réalisée hallucinatoirement dans l'idéal collectif, qui se reflète dans le mythe religieux d'être récompensé (satiété et jouissance), dans un au-delà, du renoncement aux plaisirs terrestres. Les religions y prennent appui dans leur visée de renoncer au plaisir sans pour autant y réussir, car il y a, par exemple, le péché : lieu de la résistance de l'individu et du pulsionnel.

Alors, face aux démentis qu'impose la réalité, il faut de nouvelles élaborations (des refoulements secondaires). Le temps suivant consiste à "scientificiser" l'animisme, ce qui crée un système et sa vision-du-monde. Ce qui nous donne dogmes et doctrines religieuses, avec une protection : l'impossibilité d'expliquer le phénomène (par exemple, l'origine des dieux ou du mot même de religion[31]) doit être maintenue pour défendre la projection endopsychique d'origine. La religion est ce que tout être doit traverser pour aller de l'enfance à la maturité, et il en est de même pour la névrose.

L'homme a besoin de la religion quand il ne parvient pas à dépasser la dépendance infantile ; d'où son recours aux contes de fées de la religion, selon l'expression de Freud[32]. "Tout cela est évidemment si infantile, si éloigné de la réalité que, pour tout ami sincère de l'humanité, il devient douloureux que jamais la grande majorité des mortels ne pourra s'élever au-dessus de cette conception de l'existence[33]."
"Tous ceux qui attribuent la direction de ce qui arrive dans le monde à la Providence, à Dieu ou à Dieu et la Nature, éveillent le soupçon qu'ils se figurent toujours ces puissances extrêmes et lointaines comme des parents, qu'ils les conçoivent mythologiquement et se croient liés à elles par des liens libidinaux[34]."

Cette phase religieuse est donc le prolongement de la première. Mais il y a quelques différences, notamment :
  • la toute-puissance est projetée (celle de la pensée infantile, de l'auto-érotisme), ou déplacée (celle attribuée aux parents). Cette projection se fait sur une entité supranaturelle, non humaine et invisible, renforcée par un clivage d'avec toute dimension humaine (clivage résultant d'un rejet, d'un déni ou d'un refoulement, ce qui produit trois modes de croyances) ;
  • si l'animisme était essentiellement constitué par le mécanisme inconscient de la projection, avec la phase religieuse, cette projection est prolongée d'élaborations secondaires (œdipiennes par exemple) et de rationalisations très poussées. Cela fait de ces projections animistes un système, promulguant une synthèse expliquant le tout du monde et représentant un idéal du moi (c'est la systématisation d'un fantasme narcissique, dont une des particularités est de proposer une voie de réunification avec le tout ou le un, en fait la réunion des instances clivées, c'est-à-dire de compenser le clivage d'origine, celui créé par la projection, de même que le délire tente de réunifier ce que le rejet a clivé) ;

  • le but d'un tel système est, entre autres, le remplacement de la toute-puissance infantile par la toute-puissance divine, d'en déposséder l'individu, et de remplacer son moi idéal par un idéal du moi collectif, et transmis surmoïquement par les parents en un premier temps (ce qui est source, aussi, de réassurance par massification au groupe social). C'est du fait de cette transmission parentale que le déplacement des parents (via les figures du Père Noël ou du gendarme) vers un Dieu est opéré, suscité et préparé ;

  • ce qui prédomine ne consiste plus essentiellement en une magie de l'acte (d'imitation et de mimétisme) mais en une magie de la parole, parole peu à peu déposée en des livres sacrés et intouchables. Ainsi, c'est le verbe qui devint fondateur. Dès lors, prime un principe universel (Dieu ou théorie) qui ne représente ni ne repose sur un perçu mais qui promeut de l'invisible (métaphysique). La toute-puissance se trouve ainsi incarnée (faite chair, visible) mais seulement par un fait de langage, dans un Dieu ou une conception du monde, conception qui réclame, exige adhésion en cette vérité écrite en un livre dès lors dit "sacré" (soit un interdit d'y toucher), lieu de toutes les réponses a priori (soit un interdit de penser, penser remplacé par la croyance qui est un pseudo penser, un comme si) ;

  • le souci n'est plus celui d'une explication des mondes énigmatiques externe et interne, mais surtout celui d'une maîtrise par la pensée des forces externes du monde créées par la projection des forces psychiques internes inconscientes ;

  • enfin, ce système est collectif et vise à l'universalité, en étant imposé de force à l'individu, sous la forme d'un système identitaire qui doit remplacer toute représentation de lui-même (c'est donc une opération d'aliénation à la masse). Cette universalisation du système le dote d'une qualité de pseudo vérité de par la loi du plus grand nombre, l'effet de masse, et se pose en comme si c'était du réel. Pour ce faire est-il assortit d'un interdit de penser et de le penser, renforcer par l'interdit de la curiositas depuis Augustin et Thomas d'Aquin.

Si, dans le mouvement animiste, une organisation était nécessaire afin de se retrouver dans le foisonnement des esprits et des dieux, par l'instauration d'un chef suprême à l'image du roi des sociétés humaines (ou dans le foisonnement des connaissances grâce à une théorie - système - universelle), néanmoins ce dieu n'était pas entièrement tout-puissant et omniscient, ni créateur de toute chose (il n'était pas le Un absolu : Zeus en est un bel exemple). Nous avions à faire avec un polythéisme, chaque dieu avait son indépendance et donc chaque individu restait libre de choix.

Avec le monothéisme, les choses changent : une sorte de synthèse et de centralisme s'installe avec la création d'un Dieu unique, tout-puissant, omniscient et créateur. Mais là où dans l'animisme, c'est moi qui créais le monde à mon image, avec la phase religieuse, un renversement s'opère : c'est le Dieu qui crée le monde à son image, à l'instar des parents supposés m'avoir créé à leur image (soit le vœu narcissique que mes parents pensaient à moi lorsqu'ils me firent).
Mais la toute-puissance individuelle est néanmoins préservée grâce à cette notion qui apparaît ou qui est développée dans les religions : la culpabilité. En effet, le péché, le "c'est ma faute", au-delà de la souffrance morale qui est le plus souvent éprouvée en toute conscience, préserve la toute-puissance : ce qui arrive ne tenait qu'à moi, "si j'avais su", etc. C'est pour cela que la culpabilité est si tenace : en fait, je la préserve puisqu'elle est la gardienne masquée de ma pensée magique de puissance. La culpabilité est une représentation qui remplace (vertreten) cette pensée magique.

Feuerbach avait énoncé que la religion est de la pathologie qui s'ignore. Freud a précisé : la religion est donc un délire de masse, une paranoïa collective ; une formation de souhait vient remplacer (vertreten) un aspect insupportable du monde, inscrivant ce délire dans la réalité du fait d'être partagé par une communauté. Elle se met à la place du "programme du principe de plaisir" et impose une voie unique à tous, promettant bonheur et protection magiques contre la souffrance au prix de la soumission à une névrose universelle,
- qui rabaisse la valeur de la vie du sujet (sa vie devient La Vie) ;
- déforme l'image réelle du monde de façon délirante, opérant un délire de masse ;
- par intimidation de l'intelligence et fixation dans un infantilisme psychique.

"À ce prix, en fixant de force ses adeptes à un infantilisme psychique et en leur faisant partager un délire collectif, la religion réussit à épargner à quantité d'êtres humains une névrose individuelle, mais c'est à peu près tout." Chaque chrétien aime le Christ comme son idéal et est lié aux autres par identification commune à cet idéal, ce qui renforce le gain en grégarité.
La croyance est donc une pathologie narcissique, née du narcissisme primaire, de cette nostalgie du temps de l'indifférenciation moi - monde : nous ne faisions qu'un. Le religieux, le lien religieux, n'est pas seulement celui d'une croyance en un Dieu, il peut tout aussi bien être déplacé, transféré sur une théorie, répété dans l'adhésion en une croyance scientifique : la psychanalyse par exemple, ce qui se dévoile dès lors qu'apparaissent dogmes, doctrines, fanatismes, etc.


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Notes

[31] L'origine du mot "religion" reste incertaine : soit religio, attention scrupuleuse, ou relegere, recueillir, ou encore religere, relier, voire, pour certains, les trois.

[32] Freud S., "Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques", op. cit.

[33] Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit.

[34] Freud S., "Le problème économique du masochisme" (1924), OCF-P XVII, PUF 1992.



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