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Freud et la religion

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par Joël Bernat   -   5 mars 2004 [1]

Voir le début de l'article : Freud et la religion



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II. Les trois phases d'évolution de l'humanité

Voir l'introduction de cette partie : II. Les trois phases d'évolution de l'humanité.

1 - La phase animiste

Il est essentiel de s'attarder sur cette première phase car elle est le fondement et la mécanique du fait religieux, éclaire le besoin de croire de l'humain et les raisons de cette demande.

Ce terme d'animisme fut avancé par Edward B. Taylor (1832-1917) qui en fit l'élément de base d'une théorisation du phénomène religieux, étude prolongée par Frazer. Freud le reprendra pour l'introduire dans la clinique psychanalytique (avec l'idée d'une équivalence psychique entre névrosé et primitif).

L'animisme décrit la croyance aux âmes et aux esprits, c'est-à-dire l'invisible[20], ce qui constitue la première phase de la religion. L'invisible est le signe interne de la projection endopsychique, tentative de figurer un processus ou un état psychique. Cette croyance aux esprits se nourrit d'auto-observations d'états et de phénomènes psychiques particuliers tels que le sommeil et ses rêves, la maladie, l'extase et ses visions, la mort : autant de phénomènes énigmatiques. Cet énigmatique reçut pour "explication" l'existence d'une âme ; et par extension, en ces temps sans science, tout fut doté d'une âme ayant une existence autonome (ce que Socrate décrivit lors de son procès avec son démon[21]). La projection et figuration (matérialisation) des processus psychiques internes sur des objets externes (qui anthropomorphise la nature), ne défait pas la dimension énigmatique de ces processus psychiques. Alors, l'énigmatique fut déplacé, remplacé (vertreten) par la notion d'autonomie (l'autonomie du rêve par exemple, puisqu'on ne peut le commander, devint par déplacement et projection l'autonomie de l'esprit, ou par synecdoque, l'autonomie de l'âme). Ainsi fut traité tout ce qui fut obscure autoperception des processus psychiques inconscients.

Donc, les esprits furent pensés autonomes, leur qualité énigmatique résistant à toute interprétation (d'où le sentiment de leur extériorité). Dès lors, ces esprits pouvaient faire retour en l'homme, retour suscitant et expliquant les états de possession, ou bien s'incarnaient en un objet qui devenait ainsi fétiche. Le déplacement suivant produisit des espèces entières dotées d'esprits : cela donne un mouvement qui part de l'arbre du village et son esprit propre, à toute la forêt dont chaque élément est doté d'un esprit particulier, et par projection de l'organisation humaine du village, il fut pensé un chef, c'est-à-dire un dieu-arbre pour la forêt. La multiplication des dieux pour chaque espèce amena la nécessité d'un chef suprême, à l'image de l'extension des groupes humains et de leur besoin d'un roi, et ainsi apparut un Dieu, roi de tous les dieux des esprits du monde. L'on remarquera le trajet élaboratif qui va du fragmentaire vers une totalisation, un système, celui d'une synthèse du Tout dans du Un. Notons au passage qu'il fut imaginé toute une variété d'âmes dont nous retrouvons toujours la trace de nos jours :
  • L'âme-vie ou âme-corps, qui se sépare du corps à la mort, ce qui permet le déni de la mort (base de toute religion : la séparation du corps mortel et de l'âme immortelle) ;

  • L'âme-libre ou ombre, image, qui quitte le corps lors du sommeil, de la maladie ou de la transe (source de l'inquiétante étrangeté ou de mysticisme, par exemple soufi ou tibétain) ;

  • L'âme spirituelle qui a son origine dans la divinité (qui s'auto-engendre comme émanation du néant, comme dans tous les mythes de création, par exemple Gaïa) et préexiste à l'homme : cette âme s'incarne en lui à la naissance (ce qui répète la naissance du Dieu) et le quitte à sa mort pour retourner à sa source surnaturelle (nous retrouvons ce mouvement dans toutes religions, mais aussi dans certaines théorisations de la langue comme cosmos).
Ce sont aussi des théories qui "expliquent" et répètent comment le psychique serait venu au corps au début de la vie. Il est bien évident que c'est en ce temps mythique que le mot a pris une valeur de toute-puissance magique, c'est lui et lui seul qui peut donner l'illusion de recouvrir la chose, puis de la remplacer, la tuer. Le mot recouvre l'énigme de la chose, la refoule, ce qui permet l'illusion qu'en manipulant dès lors les mots écrans, on manipulerait les choses, illusion renforcée en ce que le mot écran se présente en lieu et place de la chose, comme si c'était la chose. Ainsi, la formule classique : "le mot est le meurtre de la chose" est à la base de la parole magique, autorisant une toute-puissance narcissique du langage (et toutes les opérations de réfutation).

Ainsi, comme Freud le rapporte, citant Frazer, lorsque les Dayak vont à la chasse, ceux qui restent au village ne doivent pas toucher à l'huile ou à l'eau, car cela rendrait mous les doigts des chasseurs. "Les hommes prirent par erreur l'ordre de leurs idées pour l'ordre de la nature, et c'est pourquoi ils s'imaginèrent que le contrôle qu'ils exercent, ou semblent exercer, sur leurs pensées, leur permettait d'exercer un contrôle analogue sur les choses.[22]"L'animisme permettrait de croire assimiler le milieu, vécu comme hostile puisque énigmatique, en l'assimilant à des nominations écrans, c'est-à-dire en le recouvrant : si je ne peux maîtriser la chose, je peux en maîtriser sa nomination. Donc : toute-puissance de la nomination, assignation par la seule pensée, de la réalité psychique. "On distingue encore, ajoute Freud, un animatisme qui est la doctrine de la vivification de la nature que nous trouvons inanimée et auquel se rattachent l'animalisme et le monisme”, “conditions préalables de toutes les religions”. Il correspondrait au stade narcissique, si l'on tient compte de “la grande valeur (...) que le primitif et le névrosé attribuent aux actions psychiques.[23] "L'animisme est une production théorique, nous dit Freud, "poussée" par l'élaboration secondaire du moi dans un triple "souci" : unification, cohérence, intelligibilité[24]. Le résultat est alors l'appréhension, depuis un seul point, de l'univers entier comme un seul ensemble. Ce qui est ici visé est la maîtrise de l'objet (humains, animaux, objets, esprits ou noms), par des techniques opératoires reposant sur la loi magique telle que Caillois[25] l'a définie. Les choses qui ont été une fois en contact restent unies, selon : - la magie de l'acte (sorcellerie) par similitude d'action (imitation et mimétisme), ou contact au sens figuré : association par ressemblance, qui fait que le semblable produit le semblable. On retrouve le principe de la satisfaction hallucinatoire des processus primaires : le geste qui fut source de plaisir est répété, sa voie est frayée, dans l'espoir de la répétition du plaisir ; ou encore le mécanisme de l'identification hystérique ;

- la magie de la parole (les formules magiques, etc.) par contiguïté, affinité, connexion spatiale, contact au sens propre, comme dans la névrose obsessionnelle. L'exemple le plus évident est celui des prières qui "se réduisent aisément à la simple mention d'un nom divin ou démoniaque, ou d'un mot religieux presque vide (...) Les noms eux-mêmes se décomposent ; on les remplace par des lettres : le Trisagion par sa lettre initiale (...) on en arrive ainsi aux énigmes que sont les Ephesia grammata ou aux fausses formules algébriques, auxquelles ont abouti les résumés d'opérations alchimiques. (...) La magie a parlé sanscrit dans l'Inde des pracrits, égyptien et hébreux dans le monde grec, grec dans le monde latin et latin chez nous. Partout elle recherche l'archaïsme, les termes étranges, incompréhensibles."[26] Et parfois, des termes allemands dans le discours analytique français...

La croyance en l'invisible a pour visée première l'effacement de la réalité externe inconnue pour une réalité interne et connue qui la remplace, et ne perdons pas "de vue" que bien des concepts ont cette fonction de représentation de remplacement.

"L'analyse des cas d'inquiétant nous a ramenés à cette ancienne conception du monde qu'est l'animisme, qui se caractérisait par le peuplement du monde avec des esprits humains, par les surestimations narcissiques des processus animiques propres, la toute-puissance des pensées et la technique de la magie fondée sur elle, l'attribution à des personnes et à des choses étrangères de forces d'enchantement aux gradations soigneusement établies (mana) ainsi que par toutes les créations grâce auxquelles le narcissisme illimité de cette période de l'évolution se défendait contre l'objection irrécusable de la réalité. Il semble qu'au cours de notre développement individuel nous avons tous traversé une phase correspondant à cet animisme des primitifs, qu'elle ne se soit déroulée chez aucun d'entre nous sans laisser de traces et des traces encore capables de s'exprimer, et que tout ce qui nous paraît aujourd'hui "inquiétant" remplisse la condition qui est de toucher à ces restes d'une activité d'âme animique et de les inciter à s'exprimer."[27] L'invisible est le lieu externe où est projeté l'inquiétant interne - ou encore l'énigmatique. Le penser primitif est la projection de l'être interne sur le monde externe, puis la considération des manifestations extérieures comme semblable aux siennes. Ce que l'on retrouve chez l'enfant qui personnifie pour comprendre et maîtriser[28]. Nous attribuons à l'autre nos propres conscience et constitution par identification (identification projective), ce qui est le présupposé de notre compréhension et une source animiste ; de même, l'incompris en soi est jugé comme s'il appartenait à une autre personne en soi, une seconde conscience (un Autre, celui de l'altérité interne réfutée), ce qui fait que l'on refuse la reconnaissance psychique mais on l'interprète chez l'autre : c'est une inférence retournée.[29]

Le "stade animiste" est une phase première, narcissique. Le langage en porte le témoignage avec des tropes (le trope comme dépôt, témoin de cette opération et qui offre la possibilité de répéter ce procédé) telle la synecdoque ou encore la prosopopée : mettre en scène les absents, les morts et les êtres surnaturels ou inanimés, en les faisant agir ou parler en s'efforçant de présenter comme énonciation directe ce qui n'est que récit, ce qui installe l'absent dans le présent.

Mais il ne faudrait pas réduire l'animisme à une seule pensée dite "primitive" ou "infantile". La pensée animiste peut recevoir des élaborations du moi cogitatif très poussées au point de devenir des théories d'apparence scientifique ou des systèmes : les métaphysiques en sont un bel exemple. Ces élaborations animistes oscillent entre animisme pseudo scientifique et paranoïa. Jean Beaufret, avec Heidegger, l'indiquait, comme bien d'autres : "C'est donc bien en climat de magie, c'est-à-dire de désir de toute-puissance, que se produit en Occident l'avènement de la science comme projet mathématique de la nature. Même la science de Descartes ne cesse de roder autour de la magie dont elle dénonce l'imposture, mais non pas l'ambition, dans la mesure où son but est de faire de "l'homme purement humain" le "maître et possesseur de la nature"[30]". L'animisme et la toute-puissance magique de la pensée, sert donc au moins deux intérêts :
  • la suppression de l'écart moi - monde, que ce soit dans une fusion ou une maîtrise (supprimant la différence, l'altérité de l'autre), comme fin utopique des angoisses et des énigmes du monde externe de la réalité ;
  • le vœu de maîtrise du narcissisme qui se manifeste par sa tendance à l'unification, à la synthèse.


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Notes

[20] Le meta-physique...

[21] Platon, Apologie de Socrate, Garnier-Flammarion.

[22] Frazer, cité par Freud, in Totem et tabou, op. cit., p. 200. Mais voir aussi Aristote quant aux catégories de l'être, ou Hegel et sa théorie des planètes, ou encore Spinoza qui posait que l'ordre des idées est celui des choses.

[23] Freud : "Le retour infantile du totémisme", Totem et tabou, op. cit.

[24] Notons que c'est la définition du fétichique.

[25] Voir Caillois Roger, "Mimétisme et psychasthénie légendaire" in Le mythe et l'homme, Gallimard 1938.

[26] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF 1950, pp. 49-51.

[27] Freud S., "L'inquiétant" (1915), OCF-P XV, PUF 1996, pp. 174-5.

[28] Freud S., Avenir d'une illusion, op. cit., p. 162.

[29] Freud S., (1915) "L'inconscient", OCF-P XIII, P.U.F 1988, p. 208.

[30] Beaufret J., "Dialogue avec Heidegger", Le chemin de Heidegger, T. IV, Minuit 1985, p. 37.



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