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Science et religion :

l'irréductible antagonisme

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par Jean Bricmont  -  12/04/2000

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Des domaines de compétences distincts ?

"La Bible dit : "tu ne permettras pas à une sorcière de vivre" ... Les chrétiens libéraux modernes, qui soutiennent que la Bible est valable d'un point de vue éthique, tendent à oublier de tels textes ainsi que les millions de victimes innocentes qui sont mortes dans de grandes souffrances parce que, dans le temps, les gens ont réellement pris la Bible comme guide de leur conduite."
Bertrand Russell (23)


Les deux attitudes discutées ci-dessus défendaient avec force la place de la théologie face à la science. Envisageons maintenant les positions de repli, qui ne sont devenues populaires aux yeux de certains croyants que parce que ceux-ci ont fini par se rendre compte que les positions fortes étaient intenables. Une première position consiste à séparer totalement les domaines ; la science s'occupe des jugements de fait et la religion s'occupe d'autres jugements, par exemple les jugements de valeur, le sens de la vie etc. Notons que cette position est différente de la précédente : l'approche "métaphysique" cherche à atteindre des vérités d'un autre ordre que les vérités scientifiques, mais qui sont néanmoins factuelles (l'existence de Dieu etc.). Cette séparation des domaines est défendue par certains intellectuels, par exemple par le paléontologue S. J. Gould (24) qui se déclare "agnostique", mais désire défendre la théorie de l'évolution contre les attaques créationnistes tout en permettant à la religion de garder une certaine place dans la culture. Elle satisfait sans doute aussi certains croyants, mais n'est certainement pas compatible avec la position de l'immense majorité d'entre eux, qui considèrent la métaphysique religieuse comme une vérité objective qu'ils ne sont pas prêts à abandonner. Et, en fait, ils ont en un certain sens raison : si l'on abandonne réellement toutes les questions de fait à la science et qu'on rejette le concordisme, comment justifier les jugements religieux sur les valeurs et le sens de la vie ? Sur l'enseignement contenu dans telle ou telle révélation ? Mais au nom de quoi choisir une révélation plutôt qu'une autre si ce n'est parce qu'elle exprime la "véritable" parole de Dieu ? Et cette assertion nous replonge immédiatement dans des questions ontologiques. Va-t-on suivre l'exemple d'un personnage supposé admirable, comme Jésus Christ ? Mais que sait-on scientifiquement de sa vie ? Pas grand-chose. Pourquoi alors ne pas suivre l'exemple de quelqu'un dont on sait avec plus de certitude ce qu'il a vraiment fait ? Et si sa vie réelle n'a pas d'importance, pourquoi ne pas inventer de toutes pièces un personnage dont la vie serait encore plus admirable et qu'on nous inviterait à imiter ? Finalement, les morales religieuses rencontrent un problème semblable à celui rencontré par l'interprétation non littérale des Écritures : plus aucun croyant ne veut suivre à la lettre, en matière éthique, toutes les prescriptions bibliques. Mais comment fait-on le tri, si ce n'est en utilisant des idées morales indépendantes de la révélation ? Et s'il faut évaluer cette dernière au nom de critères qui lui sont extérieurs, à quoi peut-elle bien servir ?

On entend souvent dire - et on cite Hume à ce sujet - qu'on ne peut pas déduire logiquement des jugements de valeur à partir de jugements de fait. C'est certainement vrai, mais cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas une façon scientifique de raisonner en matière éthique qui, à nouveau, s'oppose à l'attitude religieuse. Cette approche est l'utilitarisme qui repose sur un seul principe éthique non factuel, à savoir qu'il faut globalement maximiser le bonheur. Ce principe ne peut évidemment pas être justifié scientifiquement. Mais, une fois qu'il est admis, à cause de son caractère intuitivement évident, tous les autres jugements moraux sont ramenés à des jugements du type : est-ce que telle ou telle action tend à augmenter le bonheur global ? Et ces jugements-là sont factuels. Évidemment, les adversaires de cette approche font vite remarquer que la notion de bonheur est vague et que les calculs utilitaristes sont souvent impossibles à effectuer. Tout cela est vrai, mais quelle alternative proposer ? On peut justifier a contrario l'utilitarisme en faisant remarquer qu'il est difficile d'imaginer une action qui serait moralement justifiée alors que celui qui la commet sait qu'elle tend à diminuer le bonheur global.

L'approche utilitariste choque souvent parce qu'elle s'oppose à deux aspects profondément ancrés dans notre réaction spontanée face aux problèmes éthiques : l'une, c'est le respect des morales traditionnelles, obéissance à l'autorité, à la communauté, à l'État ou aux préceptes religieux ; pour un utilitariste, toutes ces traditions doivent être critiquées et évaluées à l'aune de la maximisation du bonheur total. L'autre aspect, sont toutes les volontés de vengeance ou de punition. D'un point de vue utilitariste, toute sanction doit être justifiée uniquement en fonction du bonheur global et non pas par un désir de punir les méchants. En particulier, l'utilitarisme met entre parenthèse le problème de la responsabilité et du libre arbitre ; il n'a pas besoin de nier le libre arbitre ; simplement, il ne se préoccupe pas de savoir si les actions humaines sont "vraiment" libres et en quel sens, ce qui est probablement la position philosophique la plus prudente. Finalement, pour un utilitariste, il existe des progrès en éthique, comme en sciences, et l'on y arrive également par l'observation et le raisonnement. On peut, en comprenant mieux la nature humaine, découvrir, par exemple, que l'esclavage est mauvais et que l'avortement ne l'est pas. En fin de compte, non seulement une religion dont on aurait évacué tous les jugements de fait se vide de tout contenu, mais la façon religieuse d'aborder les problèmes éthiques s'oppose radicalement à l'approche basée sur une conception rationnelle du monde.


Croire pour se sentir bien

"Je pourrais être plus heureux, et j'aurais sans doute de meilleures manières, si je croyais être descendant des empereurs de Chine, mais tous les efforts de volonté que je pourrais faire en ce sens ne parviendraient pas à m'en persuader, pas plus que je ne peux empêcher mon cœur de battre."
Steven Weinberg (25)


Il existe une tradition de "révolte contre la raison", dont on trouve des accents chez des auteurs aussi différents que Pascal et Nietzsche, et qui rejette toute la discussion précédante en admettant volontiers qu'il n'y a pas d'arguments rationnels en faveur de la religion, et qu'en fin de compte il s'agit uniquement d'un choix personnel. On peut croire, même si c'est absurde, surtout si c'est absurde. Ou bien, il s'agit d'un engagement, d'un style de vie - on fait les "gestes de la foi", prier et implorer, et on finit par croire. Ce genre d'attitude est devenu de plus en plus populaire avec la montée du "postmodernisme" et, plus généralement, de l'idée que ce qui est important n'est pas de savoir si ce qu'on dit est vrai ou faux, ou peut-être même que la distinction entre vrai et faux n'a pas de sens. Ce qui compte, ce sont les effets pratiques d'une croyance ou le rôle social qu'elle joue dans un groupe donné.

Dans la variante postmoderne la plus extrême de cette tradition, le problème de la contradiction entre différentes croyances religieuses ne se pose pas. On a recourt à la doctrine des vérités multiples, c'est-à-dire que des idées mutuellement contradictoires peuvent être simultanément vraies. L'un croit au ciel et à l'enfer, l'autre à la réincarnation, un troisième pratique le New Age et un quatrième pense avoir des extra-terrestres parmi ses ancêtres. Toutes ces vues sont "également vraies" mais avec un qualificatif du genre, "pour le sujet qui y croit" ou "à l'intérieur de sa culture". Je ne peux que partager le sentiment d'étonnement que ressentent beaucoup de croyants orthodoxes face à cette multiplication des ontologies.

Comme il est inutile d'attaquer ce genre de positions au moyen d'arguments rationnels, je vais me contenter de faire deux remarques à caractère moral (26). Premièrement, cette position n'est pas sincère et cela se remarque dans les choix de la vie courante : lorsqu'il faut choisir une maison, acheter une voiture, confier son sort à une thérapeutique, même les subjectivistes les plus acharnés comparent différentes possibilités et tentent d'effectuer des choix rationnels (27). Ce n'est que lorsqu'on se tourne vers des questions "métaphysiques" , qui n'ont pas de conséquences pratiques immédiates, que tout devient une question de désir et de choix subjectifs. Ensuite, cette position est dangereuse, parce qu'elle sous-estime l'importance de la notion de vérité objective, indépendante de nos désirs et de nos choix : lorsqu'aucun critère objectif n'est disponible pour départager des opinions contradictoires, il ne reste que la force et la violence pour régler les différends. En particulier, sur le plan politique, la vérité est une arme que les faibles ont face aux puissants, pas l'inverse.

Finalement, Steven Weinberg fait une remarque perspicace à propos du subjectivisme religieux : "Il est très étrange que l'existence de Dieu, la grâce, le péché, l'enfer et le paradis n'aient aucune importance ! Je suis tenté de penser que, si les gens adoptent une telle attitude vis-à-vis des questions théologiques, c'est parce qu'ils ne peuvent se résoudre à admettre qu'ils n'y croient pas du tout." (28)


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Notes :

23) RUSSELL (Bertrand), Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961, 256p.

24) Qui, dans son récent livre (GOULD, op.cit.), suggère l'expression "non-overlapping magisteria (NOMA)".

25) WEINBERG (Steven), op.cit. p. 230.

26) Pour une critique générale du pragmatisme, en particulier lorsqu'il est utilisé pour défendre la religion, voir les chapitres 29 et 30, consacrés à William James et à John Dewey de RUSSELL (Bertrand), Histoire de la philosophie occidentale, traduit de l'anglais par KERN (Hélène), Paris, Gallimard, 1952.

27) Encore que, en ce qui concerne les thérapeutiques, leurs choix soient parfois bizarres.

28) WEINBERG (Steven), op.cit. p. 229.



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