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Science et religion :l'irréductible antagonismePage 5/5par Jean Bricmont - 12/04/2000 Début de l'article Science et religion : l'irréductible antagonisme Les textes publiés dans Vos contributions (rouge foncé) ne représentent que l'opinion de leurs auteurs. Actualité de l'athéisme
Tout d'abord, il faut lever une ambiguïté de terminologie : l'attitude défendue ici, qui s'appuie sur les limites des connaissances (fiables) auxquelles l'humanité a accès est souvent considérée comme une forme d'agnosticisme plutôt que d'athéisme (30). Mais il s'agit là d'une confusion : par exemple, le pape ne se dira pas "agnostique" au sujet des dieux de l'Olympe. Par rapport à eux, il est en réalité, comme tout le monde, athée. Idem pour toutes les religions africaines, polynésiennes etc. En fait, les théologiens les plus orthodoxes et moi-même sommes probablement d'accord (je n'ai pas fait de calculs exacts) sur 99% des religions existantes ou ayant existé. Personne n'a jamais prouvé qu'Aphrodite n'existait pas. En réalité, il y a deux sortes d'agnostiques : d'une part, ceux qui constatent qu'il n'y a aucune raison valable de croire en une divinité quelconque et qui utilisent ce mot pour désigner leur position, laquelle n'est pas réellement différente de l'athéisme. Aucun athée ne pense avoir des arguments prouvant l'inexistence des divinités. Ils constatent simplement, face à la multiplicité des croyances et des opinions, qu'il faut bien faire un tri (à moins d'accepter le pluralisme ontologique des subjectivistes) et que dire qu'il n'y a aucune raison de croire en l'existence d'un être revient à nier son existence. Mais d'autres personnes qui se déclarent agnostiques pensent que les arguments en faveur du déisme ne sont pas totalement convaincants mais sont peut-être valides, ou font une distinction entre les religions de l'antiquité et une religion contemporaine, et cette attitude est effectivement très différente de l'athéisme. Remarquons aussi que le phénomène de la croyance en tant que tel est pratiquement indépendant des arguments pseudo-rationnels discutés ci-dessus. L'immense majorité des gens qui embrassent une foi ne le font pas parce qu'ils sont impressionnés par l'argument anthropique, mais parce qu'ils respectent les traditions dans lesquelles ils ont été élevés, ont peur de la mort, ou trouvent plaisant d'imaginer qu'un être tout-puissant veille sur leur sort. C'est pourquoi même les intellectuels religieux sont souvent "athées" en ce sens qu'ils rejettent les raisons de croire qu'ont la plupart de leurs coreligionnaires. Les idées développées ici paraissent sans doute aller un peu trop à contre-courant du consensus mou qui domine la pensée contemporaine. La religion n'est-elle pas devenue inoffensive ? À quoi bon la critiquer ? On peut grosso modo classer les attitudes religieuses selon un axe orthodoxe-libéral ; lorsqu'on se déplace le long de cet axe, on passe d'une croyance dogmatique et littérale en certains textes sacrés à des positions de plus en plus vagues et défendues avec de moins en moins de vigueur. Les torts causés par ces variantes de la religion sont évidemment différents. C'est la variante dogmatique qui fait le plus grand tort, qui impose des morales barbares, fonctionne comme opium du peuple et, opposant les vrais croyants aux impies, encourage divers conflits. C'est elle qui domine dans le Tiers Monde, mais pas seulement là (31). En ce qui concerne les variantes libérales de la religion (qui ont tendance à être répandues plutôt parmi les intellectuels), elles pêchent de deux façons : l'une est de fournir indirectement une pseudo-justification aux variantes les plus naïves et les plus dogmatiques de la religion. Les théologiens, surtout les plus sophistiqués, donnent un bagage intellectuel aux prêtres qui eux-mêmes entretiennent la foi des fidèles. Qu'on le veuille ou non, il existe une continuité d'idées qui relie les ailes apparemment les plus opposées de l'Église. L'autre, est d'encourager une certaine confusion intellectuelle. Pour reprendre ce que Bertrand Russell disait dans un autre contexte (32), l'attitude religieuse moderne "prospère grâce aux erreurs et aux confusions de l'intellect. Par conséquent, elle tend à préférer les mauvais raisonnements aux bons, à déclarer insoluble chaque difficulté momentanée, et à considérer chaque erreur idiote comme révélant la faillite de l'intellect et le triomphe de l'intuition." (33) L'attitude des laïcs face à l'évolution de la religion est également surprenante : au fur et à mesure que la religion devenait floue et vague, l'opposition laïque devenait floue et vague. Au nom d'une volonté de dialogue et de respect, on en vient à ne plus affirmer ce que l'on pense. Mais le véritable respect part d'une affirmation claire des positions des uns et des autres, et le dialogue ne peut pas se baser sur un vague consensus humaniste qui occulte, en bioéthique par exemple, les profondes différences qui opposent des morales basées sur l'utilitarisme et sur la révélation. Avec l'effondrement du marxisme, la critique politique de la religion s'est aussi considérablement affaiblie. En partie parce que le marxisme lui-même a édifié un certain nombre de dogmes. Mais il ne faut jamais oublier que ce qui est important dans l'athéisme, c'est l'attitude sceptique sur laquelle il est basé. Et que la critique politique de la religion doit aller bien au-delà de la critique du soutien apporté par les Églises aux pouvoirs en place. Il faut remettre à l'ordre du jour la critique de la religion comme aliénation. Et l'attitude critique vis-à-vis des vérités soi-disant révélées peut et doit s'étendre petit à petit à toutes les "abstractions" qui sont en réalité des constructions humaines mais qui, une fois réifiées, s'imposent aux hommes comme des fatalités extérieures qui les empêchent de devenir réellement maîtres de leur sort : Dieu, l'État, la Patrie, ou, de façon plus moderne, l'Europe ou le Marché. En tout cas, la critique de la religion reste une étape irremplaçable dans la transformation de cette "vallée de larmes" en un monde véritablement humain, débarrassé à la fois de ses dieux et de ses maîtres. Notes : 29) RUBEL (Maximilien), Pages de Karl Marx. Pour une éthique socialiste. 1. Sociologie critique, Paris, Payot, 1970, 302p. (p.105). 30) Bertrand Russell raconte que, lorsqu'il fut mis en prison pour son opposition à la première guerre mondiale, le garde lui demanda qu'elle était sa religion et il répondit qu'il était agnostique. Le garde le regarda en disant : "bon, de toute façon, nous croyons tous dans le même Dieu". Plus sérieusement, Russell explique que lorsqu'on lui posait ce genre de questions, il hésitait entre répondre "agnostique", ce qui caractérisait sa position philosophique au sens strict (on n'a pas de preuves de l'inexistence de Dieu) et "athée", ce qui exprimait le fait qu'il ne pouvait pas non plus prouver que les dieux de l'Olympe n'existaient pas et qu'il mettait ceux-ci sur le même pied que le Dieu des chrétiens. 31) Francisco Ayala, ex-prêtre dominicain et professeur de biologie en Californie explique que "le premier jour de mon cours, il y a toujours une file d'étudiants qui se plaignent : `Professeur Ayala, je suis votre cours pour devenir médecin - je ne peux pas accepter l'évolution parce que je suis catholique'". (New York Times, 27 avril 1999). Notons que cela se passe dans un État qui est supposé être à l'avant-garde d'un pays qui est régulièrement présenté comme un modèle au reste du monde. Par ailleurs, des sondages montrent que 40% des Américains considèrent leur relation avec Dieu comme ce qu'il y a de plus important dans leur vie, contre 29% pour "une bonne santé", 21% pour "un mariage heureux" et 5% pour "un travail satisfaisant". Comme le remarque Noam Chomsky, qui cite ces chiffres, "Que ce monde puisse offrir certains aspects de base d'une vie véritablement humaine n'est pas envisagé. Ce sont les résultats qu'on s'attendrait à trouver dans une société paysanne détruite. Ce genre de vues est particulièrement répandu parmi les Noirs ; ce qui n'est pas étonnant lorsque le New En gland Journal of Medici ne nous apprend que `les hommes noirs à Harlem ont moins de chances d'atteindre l'âge de 65 ans que les hommes au Bangladesh'." 32) Il s'agissait de sa critique de Bergson, voir Russel (Bertrand), Histoire de la philosophie occidentale, traduit de l'anglais par Korn (Hélène), Paris, Gallimard, 1952 (p.762). 33) Considérons par exemple les théologiens de la libération : on ne peut qu'admirer le courage de ces gens qui doivent se battre sur deux fronts, à la fois contre le pouvoir temporel et contre la hiérarchie réactionnaire de l'Église. Mais leur démarche intellectuelle est très difficile à suivre. Ils ont tendance à mettre de côté l'approche théologique classique et à se concentrer sur une lecture des Évangiles. Admettons, pour simplifier la discussion, que leur interprétation des Évangiles soit correcte. Mais comment, sans faire appel à des arguments métaphysiques, défendre l'idée que l'enseignement de quelqu'un qui a habité en Palestine il y a 2000 ans est pertinente pour résoudre les problèmes contemporains de l'Amérique Latine ? ![]() ![]() |