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Bonheur postchrétien


par PdC  -  04/04/2005




Les textes publiés dans Vos contributions (rouge foncé) ne représentent que l'opinion de leurs auteurs.



Voici la proposition d’un nouveau concept de "bonheur/amour en boucle", susceptible, je crois, de former une brique dans la construction d’une éthique postchrétienne.

Cette conception neuropsychologique, existentielle, étrangère à toute conformité avec une quelconque "essence" ou "volonté divine", a déjà reçu un accueil fort contrasté dans les communautés scientifique et philosophique, allant du rejet complet à la totale adhésion.



En quoi consiste le bonheur ?

À la bonne heure !

    "J’ai fait la magique étude
    Du bonheur, que nul n’élude."
          (Arthur Rimbaud)
Pour les Grecs et leur innombrable descendance, le bonheur dépend de la façon dont on vit. Le critère en est la conformité à sa propre nature, à son bien, donc la réalisation de son potentiel, l’exercice de ses capacités. Le bonheur est ainsi une question de "moralisme ontologique", c'est-à-dire d’existence vertueuse, évitant excès, désirs et craintes.

Pour les chrétiens, imprégnés d’hellénisme, le critère est précisément la conformité à la volonté de Dieu, Bien suprême, donc la réalisation vécue de la nature humaine créée par Lui. Le bonheur est ainsi une question de "moralisme théologique", dont l’amour du prochain, de l’autre, est une des principales prescriptions. Cet altruisme impératif, plus ou moins autoflagellant selon les multiples chapelles, est le succédané terrestre de l’amour envers le Créateur, source de parfaite béatitude céleste.

Pour les bouddhistes, la "vie bonne" dépend de la façon dont on a vécu au cours des vies antérieures. Le critère en est le détachement des autres et des biens, illusoires, l’absence d’envie d’exister, pour mieux réussir la fusion avec le tout, et ainsi atteindre la sérénité du nirvana. Le bonheur est ainsi une question de "panidiotisme mental", pour ainsi dire, où l’on se persuade que plus on vit moins intensément, plus on meurt moins malheureux, et pour cause...

Pour le psychologisme moderne, et singulièrement le courant thérapeutique américain, le bonheur dépend, réminiscence grecque, de l’aptitude à l’épanouissement personnel. Le critère en est l’intensité de l’amour de soi. Le bonheur est ainsi une question d’égolâtrie euphorique, d’autosuggestion convaincue, de dopage incantatoire, où le rapport avec le traditionnel amour d’autrui reste flou, ambigu, voire carrément contradictoire, comme dans le cas de la relation de couple, où l’autre apparaît plutôt comme un embarras, une contrainte.

Eh bien, s’il est vrai que les bonheurs grec et chrétien apparaissent généralement en décalage avec le progrès des connaissances, et avec les aspirations modernes à une existence heureuse, les propositions orientale et américaine ne parviennent pas plus à convaincre, parce que chacune escamote l’un des pôles de la question : le bouddhisme annule le moi, le psychologisme l’autre. Pourtant, la conciliation de ces deux termes est heureuse ou malheureuse, selon le caractère positif ou négatif de la relation à l’autre. Mais cette relation d’altérité, ce cheminement par l’autre, n’est heureux que dans la mesure où il est satisfaisant ; ce passage par le non-soi, même en imagination, n’est un état psychique de bonheur que s’il s’effectue dans l’amour de soi. On peut alors appeler le bonheur de l’être humain dans la société une "autophilie allométhodique", ou encore un "alter-narcissisme", un peu comme le bien-être, toutes proportions gardées, de la paramécie dans l’infusoire ou du cerf dans la forêt.

Quand l’amour de soi chez l’être humain, être vivant suprêmement constitué par la relation d’altérité (cf. anthropologie, neurosciences et psychologie), passe par autrui, alors c’est le bonheur même. Ce processus de passage par l’autre est celui-là même décrit par la théorie du psychisme, aller-retour soi/monde extérieur, le bonheur n’en étant qu’une dimension particulière. Dans cette perspective, un couple par exemple, ce sont deux personnes qui sont chacune pour l’autre, son autre privilégié, à travers lequel chacune s’aime elle-même de façon privilégiée. La relation sexuelle est bien sûr la composante de base dans la relation d’altérité de couple, qui peut être positive …

Qu’est-ce donc que cet amour de soi qui, dans la mesure où il s’inscrit dans une relation d’altérité, constitue le bonheur même ? C’est simplement une propriété des êtres vivants, qu’on l’appelle vitalité ou programme génétique, élan vital ou instinct biologique, désir, libido ou besoin d’autovalorisation, qui les pousse à vivre dans toutes les dimensions de la vie, protozoaire pour la paramécie, et pour nous... L’amour de soi ainsi entendu, force d’autoconstruction, est bien le contraire de la dépression, du manque d’envie de vivre, du détachement ou de l’autoflagellation. En fait, c’est ce qui permet de vivre en fonction de son "utile propre", comme dit Spinoza, avec son désir et sa raison pour guides, constituant précisément ce qui est appelé "éthique attractive" par Delruelle, parmi d’autres.

Mais les activités plaisantes, dépourvues de tout rapport physique ou mental à autrui, c'est-à-dire vraiment solitaires dans la mesure où il peut y en avoir, sont certes agréables, mais non pas heureuses. C’est bien la relation d’altérité positive, astuce de la nature, qui transmue l’éthique attractive en bonheur, et ce, tout au long de l’existence, en cueillant jour après jour les innombrables occasions de relation d’altérité. En ce sens, le bonheur, c’est la bonne heure, et Horace, ainsi, aurait bien raison.

Alors, dans cette boucle heureuse, que peut donc signifier le fameux et traditionnel amour d’autrui ? Eh bien, l’amour d’autrui tout court, en soi, ne signifie plus rien. Si le psychisme fonctionne en boucle, l’amour n’en est tout au plus qu’un mode d’aller heureux, indissociable du retour amoureux. En clair, amour et bonheur, c’est pareil, être heureux et aimer, c’est exactement la même chose. Il s’ensuit que l’amour d’autrui n’existe pas, que c’est une façon commode de parler, une habitude ethnocentrée en Occident, qu’il n’existe réellement que cette naturelle relation d’altérité qui, lorsqu’elle est positive, satisfaisante, aimante, constitue le bonheur même. Formulé bien clairement, et dans les deux sens, cela donne :

Je t’aime = Je m’aime moi-même en passant par toi = Je suis heureux

Cette identité entre bonheur et amour a évidemment toujours été plus ou moins perçue et exprimée. Elle met ainsi en lumière le bon sens ordinaire qui affirme que "l’homme ne peut jamais aimer sans s’aimer" (Camus). Mais elle fait aussi briller de tout son éclat la métaphore critique "aimer, c’est trouver sa richesse hors de soi" (Alain). Et même, elle rend lumineuses l’intuition artistique "aimer, c’est rencontrer quelqu’un qui vous donne de vos nouvelles" (Breton), et la pénombre psychanalytique "aimer, c’est donner quelque chose qu’on n’a pas, à quelqu’un qui n’en veut pas" (Lacan). Aimer, c’est partout une boucle agréable de passage par l’autre, sans don ni altruisme, avec un retour du plaisir pour soi, c’est donc être heureux.


PdC




Compléments

Cette conception colle fort bien avec l’état des connaissances sur le fonctionnement du psychisme, et en particulier sur les relations (neuropsychologie) entre le comportement (actions, sentiments, pensées) et le fonctionnement cérébral, et elle a bien entraîné l’adhésion de plusieurs personnalités neuroscientifiques de premier plan. Les mécanismes en jeu vont depuis le classique "stimulus-réponse" global, jusqu’aux plus intimes mécanismes neurologiques récents, comme les boucles d’activation ou les neurones miroir. Bien sûr autrui n’est pas un élément inerte de l’environnement, mais envoie aussi signaux et stimuli. C’est sans doute pour cela que les amours/bonheurs, qu’ils soient grands ou petits, sont toujours plus ou moins partagés.

Cette conception reste néanmoins à vérifier spécifiquement, soit expérimentalement si possible, sinon par enquête.

Elle cadre aussi complètement avec l’analyse de la complexité, du genre Edgar Morin, avec l’avantage d’une réconciliation des deux fameux "logiciels" de l’être humain, l’égoïsme et l’altruisme, en les dépassant.

Elle s’accorde très bien aussi avec la nouvelle théorie psycho-économique du "bien-être subjectif", en cours d'élaboration aux USA spécialement.

Il semble bien que l’évolution des mentalités soit favorable à cette conception, qui somme toute représente une petite révolution copernicienne par rapport aux conceptions en vigueur. Et de fait, plusieurs philosophes de premier plan y ont déjà pleinement adhéré. Elle rend bien compte en effet du bonheur angélique (mysticisme) comme du diabolique (Klaus Barbie), du bonheur intellectuel comme du manuel, mais aussi du bonheur de l’opulent et de celui du pauvre, de même que du bonheur du bien portant comme de celui du malade : La misère et la maladie en effet influencent le nombre et la "qualité" des relations d’altérité, généralement dans le mauvais sens.

Enfin, petit clin d’oeil hilarant, cette conception est un parfait décalque de la théologie de la Sainte Trinité : Dieu le Père, parfaitement heureux, s’aime lui-même en aimant un autre, son Fils qui est Dieu, la relation de bonheur/amour étant le Saint Esprit. Les savants et astucieux théologiens ont dépouillé l’humanité du bonheur/amour pour le réserver à la divinité. Il est temps de le lui restituer.


PdC (17/04/2005)


Voir aussi La dictature du bonheur. Par PdC (15/01/2008)

Voir les pages d'accueil sur la philosophie et sur la morale



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