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Science et religion :l'irréductible antagonismePage 3/5par Jean Bricmont - 12/04/2000 Début de l'article Science et religion : l'irréductible antagonisme Les textes publiés dans Vos contributions (rouge foncé) ne représentent que l'opinion de leurs auteurs. Une réalité d'un autre ordre ?
L'attitude religieuse traditionnelle et pourrait-on dire, orthodoxe, rejette, souvent avec fermeté, l'idée d'une concordance entre science et foi et s'appuie plutôt sur l'idée que la théologie ou la réflexion religieuse nous donne accès à des connaissances d'un autre ordre que celles accessibles à la science (20). Ce genre de discours commence souvent en observant que l'approche scientifique ne nous donne qu'une connaissance très partielle de la réalité. En effet le monde tel que le représente la science est assez étrange : où trouve-t-on dans cet univers de gènes, de molécules, de particules et de champs ce qui nous paraît faire la spécificité de l'être humain, à savoir nos sensations, nos désirs, nos valeurs ? Ne faut-il pas faire appel à une autre approche, non-scientifique, pour appréhender cet aspect essentiel de la réalité ? Et cette autre approche ne pourrait-elle pas nous indiquer le chemin qui mène vers une transcendance ? Comme cette question est la source de pas mal de confusions, il faut, pour y répondre, distinguer soigneusement nos différentes façons de connaître; tout d'abord, remarquons que l'immense majorité de nos connaissances ne sont pas "scientifiques" au sens strict du terme. Ce sont les connaissances de la vie courante. Néanmoins, elles ne sont pas radicalement différentes des sciences en ce sens qu'elles visent également à une connaissance objective de la réalité et qu'elles sont obtenues par une combinaison d'observations, de raisonnements et d'expériences. Ensuite, il y a l'approche introspective et intuitive de la réalité, qui nous permet de connaître nos propres sentiments et parfois de deviner ceux des autres. C'est elle qui nous permet d'avoir accès au monde des sensations et de la conscience. Comment relier ce monde subjectif au monde objectif tel que le décrit la science contemporaine est fort problématique et suggère effectivement que la vision du monde fournie par la science est incomplète. A nouveau, on peut soutenir que cette situation n'est que temporaire. Mais surtout, il ne faut pas oublier qu'il est normal que notre rapport à la réalité nous laisse insatisfaits et perplexes. La démarche religieuse cherche parfois à utiliser l'aspect subjectif de notre expérience pour justifier ses assertions. Nous sentons "qu'il y a quelque chose qui nous dépasse" ou nous nous sentons en rapport immédiat avec une entité spirituelle ce qui, poussé à l'extrême, débouche sur l'expérience mystique. Mais comment s'assurer que notre expérience subjective nous donne accès à des entités existant objectivement en dehors de nous, Dieu par exemple, et pas simplement à des illusions ? Après tout, il existe tant d'expériences subjectives différentes qu'il est difficile de croire qu'elles mènent toutes à des vérités. Et comment les départager si ce n'est en faisant appel à des critères non-subjectifs ? Mais faire appel à de tels critères revient à mettre de côté le caractère probant de l'expérience subjective. Par ailleurs, postuler, par exemple, l'existence d'une âme pour expliquer la conscience (21) est une démarche aussi illusoire que postuler l'existence d'une divinité pour expliquer l'univers. L'âme est-elle immortelle ? Vient-elle à la naissance ou à la conception ? Comment interagit-elle avec le corps ? Cette interaction viole-t-elle les lois de la physique ? Respecte-t-elle la conservation de l'énergie ? Dès que l'on pose des questions concrètes, on se rend compte qu'il est impossible d'y répondre. Ou plutôt, qu'il est toujours possible de donner différentes réponses, mais qu'il n'y a aucun moyen de trancher entre elles. En fin de compte, notre approche subjective du monde ne nous permet pas plus d'inférer l'existence des êtres postulés par les religions (Dieu, l'âme etc.) que notre approche objective. En fait, l'appel à la vie intérieure comme signe d'une transcendance est une sorte de régression par rapport à la métaphysique classique. Celle-ci cherchait à atteindre un autre ordre de réalité en utilisant non pas notre intuition, mais nos capacités de raisonnement a priori. Hume a très bien résumé le problème que rencontre cette approche : "la racine cubique de 64 est égale à la moitié de 10, c'est une proposition fausse et l'on ne peut jamais la concevoir distinctement. Mais César n'a jamais existé, ou l'ange Gabriel ou un être quelconque n'ont jamais existé, ce sont peut-être des propositions fausses, mais on peut pourtant les concevoir parfaitement et elles n'impliquent aucune contradiction. On peut donc seulement prouver l'existence d'un être par des arguments tirés de sa cause ou de son effet ; et ces arguments se fondent entièrement sur l'expérience. Si nous raisonnons a priori, n'importe quoi peut paraître capable de produire n'importe quoi. La chute d'un galet peut, pour autant que nous le sachions, éteindre le soleil ; ou le désir d'un homme gouverner les planètes dans leur orbite. C'est seulement l'expérience qui nous apprend la nature et les limites de la cause et de l'effet et nous rend capables d'inférer l'existence d'un objet de celle d'un autre." (22) Ce que montre clairement Hume, c'est que nous sommes en quelque sorte prisonniers de nos capacités cognitives : ou bien nous raisonnons a priori, mais alors nous devons nous limiter aux objets mathématiques ou bien, nous nous intéressons à des questions de fait, et nous devons utiliser des arguments fondés "entièrement sur l'expérience". Raisonner a priori sur des objets non-mathématiques et vagues tels que la Substance ou l'Être ne peut produire que "sophismes et illusions". Une version moderne de l'illusion métaphysique consiste à dire que la science répond à la question du pourquoi, mais pas du comment. C'est à nouveau un faux problème. Si l'on se demande "pourquoi l'eau bout-elle à 100° ?", la réponse sera donnée par la physique. Si l'on veut, on peut reformuler la question en terme de comment : "comment se fait-il que l'eau bout à 100° ?" Mais on s'aperçoit alors que, pour ce genre de questions, la différence entre pourquoi et comment est illusoire. Insister sur le "pourquoi" renvoie implicitement, soit aux explications finalistes qui sont impossibles à tester, soit à des explications "ultimes" qui sont également inaccessibles (toutes les explications scientifiques s'arrêtant quelque part). Et, si l'on y réfléchit, on s'aperçoit vite que les seules questions de "pourquoi" auxquelles nous pouvons trouver une réponse fiable sont celles qui sont équivalentes à des questions de "comment". Ce que comprenaient bien les penseurs des Lumières, mais qui a été en partie oublié depuis lors, c'est que l'approche scientifique (en y incluant la connaissance ordinaire) nous donne les seules connaissances objectives auxquelles l'être humain a réellement accès. Si l'approche scientifique nous donne une vision partielle de la réalité, c'est parce que nous n'avons pas accès, de par notre nature finie, à la réalité ultime des choses. Mais il y a une grande différence entre dire que la science nous donne une description complète de la réalité et dire qu'elle en donne la seule connaissance accessible à l'être humain ; la confusion entre ces deux propositions est d'ailleurs soigneusement entretenue par les croyants, ce qui leur permet alors d'attaquer le "scientisme" , identifié à la première proposition, et de suggérer non pas simplement qu'il existe des questions auxquelles la science n'a pas de réponses, mais qu'il existe une façon d'apporter à ces questions des réponses fiables. Une fois que cette distinction est clairement énoncée, des édifices entiers de métaphysique et de théologie s'effondrent. Notes : 19) RUSSELL (Bertrand), Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961, 256p. (p.243). 20) Pour une bonne critique du concordisme, d'un point de vue catholique, voir LAMBERT (Dominique), op.cit., ainsi que LAMBERT (Dominique) "Le `réenchantement' des sciences : obscurantisme, illusion ?" Revue des Questions Scientifiques, n°166, 1995, p. 287-291. 21) Ce qui est plus ou moins l'attitude du physicien-pasteur Polkinghorne qui considère la conscience comme un signe intrinsèque d'un créateur ; notons aussi que le pape admet l'évolution pour ce qui est du corps, mais considère qu'il y a un saut ontologique lorsqu'on passe à l'esprit humain. 22) HUME (David), op.cit. p. 46. ![]() ![]() |