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Science et religion :l'irréductible antagonismePage 2/5par Jean Bricmont - 12/04/2000 Début de l'article Science et religion : l'irréductible antagonisme Les textes publiés dans Vos contributions (rouge foncé) ne représentent que l'opinion de leurs auteurs. Le concordisme
L'idée selon laquelle il existe une sorte de convergence entre science et religion est ancienne mais cette approche, après avoir été plus ou moins mise de côté pendant des années, connaît aujourd'hui un regain d'intérêt (7). Ses partisans soutiennent que la science contemporaine elle-même offre de bons arguments en faveur de l'existence d'une transcendance ; contrairement à la science classique, matérialiste, du 18e siècle, la mécanique quantique, le théorème de Gödel, le Big Bang, et parfois la théorie du chaos, nous offrent une image réenchantée du monde, indiquent les "limites" de la science et suggèrent un au-delà. Un exemple typique de ce genre de raisonnement est basé sur le "principe anthropique" : des physiciens ont calculé que, si certaines constantes physiques avaient été très légèrement différentes de ce qu'elles sont, l'univers aurait été radicalement différent de ce qu'il est et, en particulier, que la vie et l'homme auraient été impossibles. Il y a donc là quelque chose que nous ne comprenons pas ; l'Univers semble avoir été fait de façon très précise afin que nous puissions en faire partie. En fait, il s'agit d'une nouvelle version de ce que les anglo-saxons appellent "the argument from design", à savoir que l'univers semble avoir été fait en fonction d'une certaine finalité et que cette finalité elle-même témoigne de l'existence d'un Grand Architecte (8). Les scientifiques non-croyants répondent de différentes façons à ce genre d'arguments : par exemple, on peut dire que la situation est temporaire et que d'autres phénomènes qui, dans le passé, ont été considérés comme des preuves évidentes de l'existence de la Providence, tels que l'extrême complexité des êtres vivants, ont été, en principe, expliqués scientifiquement. Par ailleurs, rien ne dit que l'univers observé est le seul qui existe et, s'il en existe plusieurs ayant des propriétés physiques différentes, nous nous trouverons forcément dans un de ceux où la vie est possible (9). Mais cela ne va pas au fond du problème : les scientifiques "matérialistes" ne sont en général pas assez matérialistes ou, en tout cas, pas assez darwiniens (dans un certain sens du terme). La tradition religieuse ainsi qu'un narcissisme évident nous a laissé l'illusion que nous étions le centre de l'univers et le sommet de la création (10). Mais dans la vision scientifique du monde, nous ne sommes, métaphoriquement parlant, qu'un peu moisissure perdue sur une planète quelque part dans l'univers, et que la pression de la sélection naturelle a muni d'un cerveau. En particulier, il n'y a strictement aucune raison de croire que nous pouvons répondre à toutes les questions que nous nous posons (11). Et il est normal qu'il y ait de l'inexpliqué et du mystérieux dans le monde - c'est l'inverse qui serait surprenant (12). Personne ne songe à faire jouer les orgues de la métaphysique parce que les chiens ou les chats ne comprennent pas certains aspects de leur environnement. Pourquoi réagir différemment lorsqu'il s'agit de ces animaux particuliers que sont les êtres humains ? Certes, la science fait reculer notre ignorance, mais elle n'élimine pas notre perplexité. En fait, plus on avance, plus on touche à des réalités qui sont soit très petites avec la mécanique quantique, soit très grandes ou très anciennes avec la cosmologie, et il n'est pas déraisonnable de s'attendre à ce que le monde nous apparaisse de plus en plus étrange. Le meilleur remède psychologique contre les dérives métaphysiques liées aux limites des sciences est de changer de perspective et de se dire que ce n'est pas le monde qui est magique, mais nous qui sommes bêtes. Les partisans de la convergence répondront que l'analyse objective du monde suggère l'existence d'une transcendance et qu'il n'y a aucune raison de la rejeter comme hypothèse; cette transcendance est peut-être invisible, mais les champs électromagnétiques ou la force de gravitation universelle ne sont pas non plus observables de façon directe. On observe leurs conséquences et, à partir de là, on infère leur existence. Pourquoi ne pas procéder de la même façon avec Dieu ? Pour une raison très simple : comment spécifier ce qu'est Dieu ? Lorsqu'on fait des hypothèses scientifiques, on les formule, du moins en principe, de façon mathématiquement précise et on en déduit des conséquences observables. Comment procéder ainsi pour le transcendant ? C'est impossible, presque par définition. Considérons, par exemple, l'idée que Dieu est tout-puissant : qu'est-ce que cela veut dire exactement ? Qu'il peut modifier les lois de la physique ? Ou même celles de l'arithmétique (par exemple, faire en sorte que 2+3=6) ? Peut-il s'opposer au libre arbitre humain ? Peut-il empêcher la souffrance ? Sans aucun doute, les théologiens peuvent apporter des réponses cohérentes à ces questions. Le problème est qu'il est relativement facile de trouver toute une série de réponses cohérentes à presque n'importe quelle question, mais qu'il est difficile, en l'absence de tests empiriques, de savoir laquelle est la bonne. Évidemment, une façon de donner un contenu précis à l'idée de divinité, c'est de se tourner vers l'une ou l'autre révélation. Mais il faut éviter de tomber dans un raisonnement circulaire. On ne peut pas accepter d'emblée qu'il s'agisse là de la parole de Dieu, au contraire, c'est ce qu'il faut établir. Or, il n'existe pas de révélation qui soit empiriquement correcte dans les domaines où l'on peut la vérifier ; par exemple, la Bible n'est pas particulièrement exacte en matière de géologie ou d'histoire naturelle. Pourquoi alors faire confiance aux assertions qu'on y trouve concernant des domaines où elle n'est pas directement vérifiable, tels que les caractéristiques du divin ? On ne peut que s'étonner du fait que d'éminents scientifiques non-croyants se laissent parfois enfermer dans la problématique du concordisme. Steven Hawking, par exemple, affirme : "Mais si l'Univers n'a ni singularité ni bord et est complètement décrit par une théorie unifiée, cela a de profondes conséquences sur le rôle de Dieu en tant que créateur." (13) En réalité, cela n'en a aucune, à moins d'arriver à caractériser Dieu de façon suffisamment précise pour servir d'alternative à l'absence de singularité et de bord (qui, eux, sont définis de façon mathématique). Le biologiste Richard Dawkins explique qu'il a un jour déclaré à un philosophe, au cours d'un dîner, qu'il ne pouvait pas imaginer être athée avant 1859, année de la parution de "L'origine des espèces" de Darwin (14). Ce qui revient implicitement à critiquer l'attitude des athées du 18e siècle. Pour comprendre néanmoins pourquoi ceux-ci avaient raison, imaginons, ce qui est évidemment impossible, qu'on démontre demain que toutes les données géologiques, biologiques et autres sur l'évolution sont une gigantesque erreur et que la Terre est vieille de 10.000 ans. Ceci nous ramènerait plus ou moins à la situation du 18e siècle. Nul doute que les croyants, surtout les plus orthodoxes, pousseraient un immense cri de joie. Néanmoins, je ne considérerais nullement cette découverte comme un argument en leur faveur. Cela montrerait que nous n'avons, après tout, pas d'explication de la diversité et de la complexité des espèces. Bien ; et alors ? Le fait que nous n'ayons aucune explication d'un phénomène n'implique nullement qu'une explication qui n'en n'est pas une (par exemple, une explication théologique) devient subitement valable. La célèbre phrase de Jacques Monod : "L'homme sait enfin qu'il est seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard" (15) souffre également d'une certaine ambiguïté, qu'on retrouve chez certains biologistes ; que veut dire ici le mot "hasard" ? S'il signifie que l'homme n'était pas prédestiné, ce n'est pas réellement une découverte scientifique ; les explications en terme de causes finales ont été abandonnées pour des raisons similaires à celles qui ont mené à l'abandon des explications de type religieux (impossibilité de les formuler de façon à ce qu'elles soient testées). Mais si le terme désigne ce qui n'a pas de causes (antécédentes), alors la phrase exprime simplement notre ignorance concernant l'origine de la vie ou certains aspects de son évolution. Le hasard n'est pas plus une cause ou une explication que Dieu (16). En fin de compte, le Dieu soi-disant découvert par la science, comme le hasard, n'est qu'un nom que nous utilisons pour recouvrir notre ignorance d'un peu de dignité. Notons finalement que, lorsque l'Église s'est décidée à reconnaître ses torts dans l'affaire Galilée (au terme d'une enquête qui a duré de 1981 à 1992), le cardinal Poupard déclara, en présence du pape : "certains théologiens contemporains de Galilée n'ont pas su interpréter la signification profonde, non littérale, des Écritures" (17). Mais ni lui ni Sa Sainteté ne semblent apprécier l'importance du fait que c'est l'action courageuse de milliers de non-croyants ou de croyants suffisamment sceptiques qui ont amené les théologiens (18) à découvrir cette "signification profonde". On ne peut s'empêcher d'être perplexe face au comportement d'une divinité qui se révèle dans des Écrits, dont la véritable signification échappe totalement durant des siècles aux croyants les plus zélés et ne finit par être comprise que grâce aux travaux des sceptiques ; les voies de la Providence sont vraiment impénétrables. Notes : 6) RUSSELL (Bertrand), Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961, 256p. (p.221-222). 7) Fortement encouragé par des organisations comme l'UIP et la fondation Templeton. 8) A une époque où il est de bon ton de dénoncer le "politiquement correct" et la soi-disant politisation des universités américaines par la gauche académique, il n'est peut-être pas inutile de signaler les élans d'enthousiasme que l'argument anthropique suscite chez certains commentateurs de droite ; par exemple, Patrick Glynn, ancien expert de l'administration Reagan, consacre un ouvrage à cette idée qui, d'après lui, offre un "argument puissant et presque incontestable" en faveur de l'existence "de l'âme, de la vie après la mort et de Dieu". Cet argument permet de combattre "les conséquences néfastes des politiques et de l'expérimentation sociales inspirées par l'athéisme", telles que les atrocités soviétiques et la révolution sexuelle américaine. Un éditorialiste de droite renommé, George Will, ironise en disant que les laïcs devront "porter plainte contre la NASA parce que le télescope Hubble apporte un soutien anticonstitutionnel à ceux qui sont enclins à croire". Robert Bork, autre intellectuel de droite, se réjouit de ce que cet argument détruit les bases intellectuelles de l'athéisme parce que "la croyance religieuse est probablement essentielle si l'on veut que l'avenir soit civilisé". Voir : SILBER (Kenneth), Is God in the details ?, Reason, Juillet 1999 (disponible sur http ://www.reasonmag.com/9907/fe.ks.is.html). 9) Voir par exemple WEINBERG (Steven), op.cit., p. 224, pour une bonne présentation de ce genre d'arguments. 10) En fait, le plus remarquable dans la religion n'est sans doute pas tant le discours sur Dieu, mais la place que celle-ci attribue à l'homme. On trouve cependant des exemples d'anthropocentrisme aigu chez certains auteurs "matérialistes", par exemple : "... nous avons la certitude que, dans toutes ses transformations, la matière reste éternellement la même, qu'aucun de ses attributs ne peut jamais se perdre et que, par conséquent, si elle doit sur terre exterminer un jour, avec une nécessité d'airain, sa floraison suprême, l'esprit pensant, il faut avec la même nécessité que quelque part ailleurs et à une autre heure elle le reproduise." ENGELS (Friedrich), Dialectique de la nature, Paris, Éditions Sociales, 1968, 364p. (p.46). Premièrement, qu'en sait-il ? Deuxièmement, s'ils connaissaient la dialectique, les éléphants considéreraient peut-être leurs trompes comme la "floraison suprême". 11) Par exemple : pourquoi il y a-t-il de l'être plutôt que rien ? 12) Comme l'a correctement fait remarquer Einstein, le plus mystérieux dans l'univers, c'est qu'il soit compréhensible. Mais il ne l'est que partiellement. 13) HAWKING (Stephen), Une brève histoire du temps. Du Big Bang aux trous noirs, Paris, Flammarion, 1989. On trouve une confusion bien plus grande encore chez Claude Allègre qui considère que "le Big Bang établit la supériorité des religions du Livre sur toutes les autres croyances du monde" ALLÈGRE (Claude), Dieu face à la science, Paris, Fayard, 1997 (p.94). Cité (p.146) dans LAMBERT (Dominique), Science et théologie ; Les figures d'un dialogue, Bruxelles, Éditions Lessius, 1999, 218p. 14) Voir DAWKINS (Richard), The Blind Watchmaker, New York, W.W.Norton, 1997, 332p. Dawkins explique correctement l'argument sceptique et pré-darwinien de Hume, mais il ne semble pas apprécier le fait que de tels arguments sont toujours nécessaires, même après Darwin, pour faire face par exemple à l'argument anthropique. La découverte de Darwin déplace le "problème" lié à l'argument basé sur la finalité apparente de l'univers, mais il ne le résout pas. La solution passe, même aujourd'hui, par une critique philosophique de la religion. Ceci dit, il n'y a pas de doute que le darwinisme a apporté un immense soutien psychologique à l'athéisme. 15) MONOD (Jacques), Le hasard et la nécessité, Paris, Le Seuil, 1971, 197p. 16) Remarquons que cette idée était parfaitement claire aux yeux de certains scientifiques "mécanistes" du 18e siècle ; par exemple, Laplace écrivait, à propos des "événements" : "Dans l'ignorance des liens qui les unissent au système entier de l'univers, on les a fait dépendre des causes finales ou du hasard, suivant qu'ils arrivaient et se succédaient avec régularité ou sans ordre apparent ; mais ces causes imaginaires ont été successivement reculées avec les bornes de nos connaissances, et disparaissent entièrement devant la saine philosophie, qui ne voit en elles que l'expression de l'ignorance où nous sommes des véritables causes". LAPLACE (Pierre Simon), Essai philosophique sur les probabilités, 5ème édition, Paris, Christian Bourgeois 1986 [1825] (p.32). 17) Documentation catholique, n° 2062, 1992 (n° 5), p. 1070. Cité (p.65) dans : LAMBERT (Dominique), op.cit. 18) Lesquels ne se sont pas opposés seulement à Galilée, mais également à l'idée que les comètes n'étaient pas des objets sublunaires, que le soleil avait des taches ainsi qu'à l'émergence de la géologie, à la théorie de l'évolution, à l'approche scientifique en psychologie et à de nombreux traitements médicaux ; pour plus de détails historiques, voir RUSSELL (Bertrand), Religion and Science, Oxford, Oxford University Press, 1961, 256p. ![]() ![]() |