Comparaison entre la conception islamique
et la conception occidentale de la loi
et son impact sur les minorités
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par Sami Aldeeb - 07/03/2007
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Chapitre III. Loi islamique et minorités musulmanes
6) Migration: intégration ou désintégration
Nous venons de voir que les auteurs musulmans classiques et modernes sont opposés à la migration des musulmans vers la Terre de mécréance. Mais en raison de la réalité géopolitique actuelle, certains ont fini par tolérer cette migration, acceptant même la naturalisation des musulmans vivant dans ces pays.
Une nouvelle étape est franchie avec la perception qu'ont les musulmans d'avoir droit au pays où ils séjournent. "Peut-on se montrer ingrats à l'égard de ces combattants ou de leurs descendants?", se demande un auteur musulman français. Ils ont aussi participé à sa construction économique et y sont nés. La Charte du culte musulman en France dit, dans son préambule: "Hier par leur sang versé à Verdun ou au Monte Cassino, aujourd'hui par leur labeur, leur intelligence, leur créativité, les musulmans de France contribuent à la défense et à la gloire de la Nation comme à sa prospérité et à son rayonnement dans le monde". L'article 33 ajoute:
Membres à part entière sur le plan spirituel du vaste ensemble culturel et religieux de la nation islamique, les musulmans de France ne sont pas moins conscients des liens privilégiés les liant à la France, qui est pour beaucoup d'entre eux patrie de naissance ou d'élection. Par delà la diversité de leurs origines ethniques, linguistiques et culturelles, les musulmans de France entendent œuvrer à l'émergence d'un islam de France, à la fois ouvert sur le monde musulman et ancré dans la réalité de la société française. Ne se réclamant d'aucune autorité religieuse étrangère particulière, les musulmans de France concourent à l'expression d'un islam qui permet de vivre profondément le message coranique dans un rapport serein à la culture française.
Dalil Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris, explique la question de la citoyenneté du musulman dans un État qui ne l'est pas:
En temps de paix, l'appartenance nationale et civique à un État non-musulman est légitime pour un musulman parce qu'elle constitue pour lui un accomplissement de ses droits et de sa vie participative socio-économique et culturelle à la nation à laquelle il adhère. Chacun des auteurs musulmans modernes apporte cependant quelques nuances à cet avis, l'essentiel étant d'éviter une dilution de l'identité musulmane par les processus d'acculturation.
Cette citoyenneté doit toujours assumer intégralement et loyalement, avec conscience et responsabilité, ses options, même en cas de conflit. La notion tout occidentale de nation, elle-même adoptée par la quasi-totalité du monde arabo-musulman, est compatible avec l'islam, en tant que culte et communauté.
"L'amour de la nation (watan) est une forme de la foi", affirme un récit authentique du Prophète. D'une manière générale, une jurisprudence acceptée dans les traditions politiques de l'islam soutient que "l'obéissance s'impose envers celui qui est maître d'un territoire".
La présence actuelle des musulmans dans les pays non-musulmans ne satisfait ni les musulmans eux-mêmes, qui vivent un conflit entre leurs normes religieuses et les normes étatiques, ni les pays d'accueil qui ne savent pas comment les intégrer sans pour autant mettre en danger les acquis de la laïcité et la paix confessionnelle. Certains, d'ailleurs, n'hésitent pas à voir dans le flux migratoire musulman actuel une invasion, terme utilisé par le programme du Front national de 1985 en France et repris par Giscard d'Estaing dans le Figaro Magazine, en septembre 1991. Plusieurs arguments sont évoqués: leur natalité élevée, la montée du chômage en France, la progression de l'intégrisme musulman, les attentats attribués aux groupes proche-orientaux, leurs valeurs différentes des valeurs européennes, en particulier quand il s'agit des comportements familiaux et du statut de la femme. Certains français n'hésitaient pas, pendant la guerre du Golfe, à voir dans les immigrés une 5ème colonne.
La solution serait, selon Le Pen et ses émules, d'encourager par des aides financières les non-ressortissants de pays membres de la Communauté européenne à retourner chez eux. Le Pen voudrait aussi limiter le nombre de ceux qui deviennent français, en supprimant le droit du sol.
La solution opposée serait de les intégrer, intégration dont certains doutent. Selon Barreau, les musulmans éprouvent des difficultés à vivre dans une société quand ils y sont minoritaires; le droit musulman ne veut connaître qu'un seul type de situation: celle dans laquelle le musulman est naturellement le maître de la cité et y fait régner sa loi islamique. La soumission à une autorité impie n'est pas envisagée.
Les plus optimistes répliquent que l'intégration est un fait inéluctable. La plupart des jeunes de la seconde génération, de culture française, parlent mal l'arabe ou le berbère. Ils ne sont plus en mesure de s'approprier un héritage qui ne leur a jamais été transmis. Quand la première génération d'immigrés maghrébins, analphabètes, de langue arabe ou berbère, disparaîtra, la seconde perdra son point d'ancrage dans la civilisation arabo-musulmane. Voilà pourquoi l'intégration puis l'assimilation des Beurs sont "aussi certaines que le mouvement de la vie et de la mort". Selon ce courant, aucune culture issue du tiers-monde ne peut résister plus d'une génération au laminage de la culture postindustrielle européenne. Les femmes, d'origine musulmane, alignent peu à peu leur fécondité sur celle des Françaises. Les Beurettes commencent à s'émanciper du système familial maghrébin. Le nombre de mariages mixtes s'accroît et les enfants issus de ces mariages seront incapables de définir une origine unique et séparée. Ces indicateurs de longue durée révèlent que la résistance à l'intégration est très largement un mythe.
On ne peut cependant être très optimiste lorsqu'on voit comment dans les Balkans les communautés chrétiennes et musulmanes, après avoir cohabité pendant des siècles, s'entretuent et se séparent. Et comme nous l'avons vu plus haut, il n'est pas exclu que ce scénario se répète dans d'autres pays occidentaux si le nombre des musulmans atteint un seuil critique qui leur permet de s'affirmer. Tout cela doit inciter les responsables politiques des pays occidentaux à mieux gérer la situation en intégrant les musulmans. Ceci nécessite une remise en question du système islamique. Mais les musulmans sont-ils prêts à procéder à une telle remise en question? Est-ce que les non-musulmans seront en mesure de les amener à le faire? Rien de moins sûr. La demande par les musulmans d'avoir des cimetières ou des carrés réservés exclusivement à eux et l'acceptation de cette demande par certains pays occidentaux démontre que l'intégration de la communauté musulmane n'est pas viable. Les frictions entre les normes islamiques et les lois occidentales ont lieu dans différents domaines. Sous le couvert de la liberté religieuse et de la tolérance, les musulmans multiplient leurs revendications. J'ai passé en revue ces revendications dans mon ouvrage sur les musulmans en Occident entre droits et devoirs. Il suffit ici de dire que la conception de la loi islamique reste vivante parmi les musulmans qui vivent en Occident. Trois citations de responsables de la communauté islamique en Suisse, pays dans lequel nous vivons, nous serviront d'exemples:
Dans un article intitulé "L'islam propose à l'Occident un dialogue sans compromission", Hani Ramadan estime que le système construit sur la démocratie et les droits de l'homme a créé un vide, et ce vide doit être comblé par la religion. Or, poursuit-il, "le retour (de l'Occident) au christianisme serait une solution. Mais la foi chrétienne, rendant à César ce qui appartient à César, s'est complètement désengagée de la marche de l'Histoire. L'État l'a emporté sur l'Église, marginalisée et incomprise. Quant au judaïsme, il reste actuellement attaché à l'idée de la race élue, ce qui réduit considérablement la portée de son message". Il reste donc l'islam qui propose une foi, une morale et "un système de lois… un gouvernement qui ne rejette pas le principe démocratique des élections, mais pour qui la loi divine seule est souveraine. Il s'agit effectivement d'un système complet qui remet en cause les principes mêmes de la laïcité".
L'opinion de Hafid Ouardiri, porte-parole de la Fondation culturelle islamique de Genève, est à peine différente de celle de Hani Ramadan. Il explique:
L'étranger (musulman) doit se contenter de vivre un islam provisoire, c'est-à-dire un islam sans revendication. Un islam qui s'adapte bon gré mal gré aux lois en vigueur, même si celles-ci sont souvent réductrices à son égard. Cet étranger, qu'il soit simple ouvrier, intellectuel ou scientifique, n'a pas le choix. C'est à prendre ou à laisser (souvent le renouvellement de son titre de séjour peut en dépendre). En langage clair, s'il n'est pas content, il peut rentrer chez lui. Quand on sait ce qui l'attend chez lui (le pire) on comprend, sans le condamner, pourquoi il se résigne.
La situation est autre en ce qui concerne le musulman devenu citoyen. Hafid Ouardiri explique:
Le musulman citoyen européen, c'est autre chose. Il est citoyen, donc l'égal des autres…. Il doit respecter les lois et servir sa patrie conformément aux exigences propres à la citoyenneté ... Mais voilà, pour le citoyen musulman pratiquant, au-dessus de sa citoyenneté culmine sa foi, avec ses lois, sa pratique, ses principes et ses valeurs ... Il se trouve donc confronté à un dilemme. La loi qui régit sa citoyenneté se trouve parfois en contradiction avec celle de sa foi. Est-ce l'islam qui est incompatible avec la citoyenneté européenne ou l'inverse? Pour le musulman, l'obstacle vient de l'étroitesse des lois de la laïcité et non le contraire. Face à cette situation, le citoyen musulman doit soit s'exposer à une fin de non-recevoir de la part du pouvoir et, au nom de la laïcité, vivre un islam réduit et incomplet par rapport aux prescriptions divines; soit revendiquer le droit à plus d'ouverture et de compréhension de la part du pouvoir politique. Il lui réclamera un champ politique, juridique et culturel plus large afin de pouvoir exprimer légalement et vivre les valeurs islamiques qui sont indispensables à sa foi.
Tariq Ramadan, activiste musulman et frère de Hani Ramadan, écrit:
Quand des individus ou des associations de la communauté musulmane interpellent les pouvoirs publics en vue de trouver des solutions aux divers problèmes qui sont les leurs, ils ne traduisent pas une volonté d'être traités différemment; bien plutôt – puisqu'ils vont vivre ici – ils demandent à ce qu'on prenne en considération leur présence et leur identité dans le cadre d'une législation qui a été élaborée en leur absence.
Certes, les lois suisses ont été élaborées en l'absence des musulmans. Mais maintenant que les musulmans sont là, que faut-il faire? Doivent-ils accepter ces lois? Vont-ils imposer leurs lois? Dans son dialogue avec Tariq Ramadan, Jacques Neirynck exprime une crainte:
Si une communauté musulmane est minoritaire dans un pays qui est un État de droit, un État tolérant - pas un État qui persécute la foi - ce qui est le cas de la plupart des pays de l'Europe occidentale, le musulman doit honnêtement accepter le droit tel qu'il existe. Il peut et il doit utiliser les marges qui existent à l'intérieur de ce droit, pour se rapprocher autant que possible des conceptions de l'islam.
Tariq Ramadan répond: "Exactement". Mais Jacques Neirynck d'ajouter:
Mais sans violer le droit local! Cette prise de position est très importante. C'est un message que les Occidentaux perçoivent mal. L'hostilité à l'égard des musulmans provient toujours de l'idée qu'une fois qu'ils seront suffisamment nombreux, ils ne vont plus obéir au droit commun et l'on va se retrouver avec deux communautés, vivant l'une à côté de l'autre, avec leurs propres droits, avec leurs propres tribunaux. Et la situation va devenir inextricable d'abord et puis conflictuelle comme en Israël ou au Liban.
Ailleurs, Tariq Ramadan écrit que le musulman doit non seulement accomplir les pratiques cultuelles (prière, jeûne, aumône légale et pèlerinage), mais aussi respecter les normes musulmanes concernant "le mariage, le divorce, les contrats, les ventes, etc. Dans ce domaine, chaque question doit être étudiée à la lumière à la fois des sources musulmanes et de l'environnement juridique, afin que nous trouvions un moyen de demeurer, autant que possible, fidèles aux enseignements musulmans tout en respectant les lois en vigueur. Cela ne signifie nullement que les musulmans, pas plus que n'importe quel autre être humain, devraient être contraints d'agir contre leur conscience". Reste à savoir jusqu'où peut aller cette conscience. Va-t-elle aussi loin que le Cheikh de l'Azhar Jad-al-Haq qui préconise de faire la guerre contre ceux qui refusent la circoncision masculine et féminine?