Les jeunes générations ne le savent peut-être pas mais depuis quelques décennies, la liberté d'expression, en France notamment, subit une lente érosion, cédant peu à peu le pas aux exigences d'un communautarisme qui ne veut pas souscrire aux règles du vivre ensemble qu'est la laïcité, cette laïcité qui est pourtant l'un des fondements de notre République. Il est loin le temps des Thierry Le Luron et des Coluche ! Le politiquement correct est passé par là et l'une des composantes de la liberté d'expression, la non-interdiction du blasphème, est régulièrement remise en question.
L'exception de l'Alsace-Moselle
D'abord, il y a cette aberration constitutionnelle héritée de l'occupation allemande entre 1879 et 1918, qui fait que l'Alsace-Moselle est encore soumise au Concordat. Il faut inlassablement en réclamer la suppression pour qu'enfin tous les territoires de la République française soient soumis aux mêmes règles. En ce qui concerne le blasphème, l'article 166 du Code pénal d'Alsace-Moselle, prévoit que "celui qui aura causé un scandale en blasphémant publiquement Dieu par des propos outrageants ou aura publiquement outragé un des cultes chrétiens ou une communauté religieuse établie" encourt trois ans de prison.
Une pression récurrente pour l'interdiction du blasphème
A l'occasion de l'affaire des caricatures de Mahomet, publiées en février 2006 par Charlie Hebdo, le député Eric Raoult a déposé en mars de la même année, une proposition de loi qui visait, ni plus ni moins qu'à restaurer le délit de blasphème. Heureusement jamais débattue, cette proposition de loi prévoyait de transformer en injure, donc en un délit punissable par la justice, "tout discours, cri, menace, écrit, imprimé, dessin ou affiche outrageant, portant atteinte volontairement aux fondements des religions" (c'est-à-dire un blasphème).
L'année 2011 a été marquée par de longues controverses sur des oeuvres d'art jugées blasphématoires et offensantes envers leur religion par des intégristes catholiques. Ce fut le cas de la photographie "Immersion Piss Christ", d'Andres Serrano, des pièces de théâtre "Sur le concept du visage du Fils de Dieu" de Romeo Castellucci, et "Golgota Picnic" de Rodrigo Garcia.
Au niveau international, l'OCI (Organisation de la coopération islamique) qui regroupe 57 pays musulmans essaie régulièrement de faire reconnaître par la Commission des droits de l'homme de l'ONU la notion de "diffamation des religions" afin d'inscrire dans le droit international la criminalisation du blasphème. Heureusement, ces attaques de l'OCI contre la liberté d'expression, pourtant proclamée dans la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, ont été vaines. Jusqu'à quand ?
Plus récemment c'est le film "Innocence of Islam", mettant en scène Mahomet et critiquant la religion musulmane qui a provoqué colère et manifestations violentes chez les islamistes intégristes qui l'ont instrumentalisé à des fins politiques.
Au pied de la lettre
Les fondamentalistes, qui prennent les Saintes Ecritures au pied de la lettre, ne font que suivre les prescriptions religieuses : "Qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera. Qu'il soit étranger ou citoyen, il mourra s'il blasphème le Nom." (Lévitique 24,16)
Pour Dominique Sopo, ancien président de SOS Racisme, il faut "répéter inlassablement que la démocratie est indissociable du droit au blasphème puisque s'interdire de blasphémer, c'est interdire la remise en cause des dogmes tenus pour sacrés par les croyants de telle ou telle religion et donc interdire que les sociétés soient régulées par des lois issues de la discussion libre et rationnelle. (.)
A la vérité, les réseaux intégristes ne s'intéressent pas au bien-être des musulmans mais ne visent qu'à instaurer un monde théocratique dans lequel ils détiendraient seuls la légitimité de la mise en oeuvre pertinente de la parole divine. Tout au contraire du vivre-ensemble, le carburant de l'intégrisme, tout comme le carburant du racisme, est la désignation de l'Autre, du bouc-émissaire, de celui qu'il faut détruire dans le délire d'une purification sans fin." (Le Monde / 29 septembre 2012)
En ce qui me concerne, je vois deux raisons possibles pour qu'un croyant s'offusque d'un blasphème :
Sa foi n'est pas suffisamment solide et il a peur de se laisser influencer par les méchancetés proférées envers un Dieu qu'il ne sent pas suffisamment puissant pour se défendre tout seul. Je me demande même si au fond de lui-même il croit encore en Dieu, tel qu'il est décrit par sa religion. Le blasphème ne touche plus Dieu, mais le fondement de sa philosophie de vie bâtie sur cette croyance. Il en est de même pour les blasphèmes contre les dogmes de sa religion. Même s'il n'y croit plus vraiment, il veut encore rester dans la chaude ambiance de sa communauté religieuse.
Sa foi est suffisamment solide ou aveugle, mais il n'a pas confiance en celle de ses coreligionnaires qu'il craint de voir partir, sur la pointe des pieds, vers d'autres croyances ou pire, vers le scepticisme, l'agnosticisme ou l'athéisme. Il a peur de se retrouver seul dans une religion désertée et, dans ce cas, d'avoir un jour à remettre en cause sa propre croyance.
"La violence fondamentaliste est, elle aussi, une tentative de faire monter les enjeux, c'est-à-dire de décourager les désertions potentielles en démontrant que la défection leur coûtera très cher, que ceux qui adoptent des normes différentes seront persécutés ou même tués." (Pascal Boyer / Et l'homme créa les dieux / 2003)
Ne rien céder
En aucuns cas, il ne faut céder aux tentatives d'intimidation, ni aux tentations du populisme, et défendre fermement la liberté d'expression.
La liberté d'expression ne se segmente pas. Il n'y a pas d'idée ou de concept que l'on ne puisse critiquer, railler ou remettre en cause, en particulier les dogmes religieux. Blasphémer c'est s'attaquer à une croyance, pas à ceux qui croient. Tant pis pour eux, s'ils ne savent pas faire la part des choses.
Et si la religion restait une affaire privée, comme elle devrait l'être, il y aurait certainement beaucoup moins de blasphèmes.
Délirons un peu : et si le délit de blasphème était instauré
Au tribunal, un magistrat qui doit juger un blasphème contre Dieu, appelle la victime à la barre. Celle-ci ne s'étant pas présentée, le procès est reporté à une date indéterminée.
Les croyants critiquent souvent les athées en disant qu'ils ne sont pas des incroyants, mais des croyants en la non existence de Dieu. Dans ce cas, pourquoi les athées ne pourraient-ils pas s'offusquer d'entendre dire que Dieu existe et de considérer toute affirmation de ce genre ou tout symbole religieux comme un blasphème envers leur croyance ?
Les pays chrétiens interdiraient l'islam qui blasphème en rabaissant Jésus au rang de simple prophète. Et inversement car, pour l'islam, il n'y a de dieu que Allah.
Le délit de blasphème interdirait à quiconque de manger des spaghettis pour ne pas blasphémer contre le pastafarisme, parodie de religion dont la divinité est le "Monstre en Spaghetti volant".
Quant aux intégristes religieux qui manifestent contre le blasphème, on pourrait leur faire remarquer qu'ils sont eux-mêmes en train de blasphémer. En effet, puisque leur dieu est partout, son orifice annal l'est également et qu'en agitant leurs pancartes recouvertes d'invectives contre la liberté d'expression, ils chatouillent le divin orifice.