"La question centrale de l'athéisme, qui est la (non)existence de Dieu, me frappe par son monumental manque d'intérêt. Que gagne-t-on à se mettre dans tous ses états à propos de l'existence de quelque chose que personne ne peut prouver ou réfuter ?" (p.21)Commençons par la première phrase de la citation. Si le sujet de la non-existence de Dieu frappe notre auteur comme étant monumentalement inintéressant, cet argument me frappe comme étant monumentalement non-pertinent. Quelqu'un pourrait, par exemple, dire à Franz de Waal qu'étudier les bonobos est inintéressant, mais je ne suis pas sûr que cela le dissuade de les étudier. Le fait est que nous nous intéressons tous à des sujets différents.
"Dans mes interactions avec les personnes religieuses et non-religieuses, je mets maintenant une ligne de démarcation très nette, basée non pas sur ce qu'elles croient mais sur leur niveau de dogmatisme. Je considère le dogmatisme comme étant une menace beaucoup plus grande que la religion en soi. Je suis particulièrement étonné de voir quelqu'un qui veut supprimer les religions tout en retenant les ornières qui leur sont parfois associées. Pourquoi les "néo-athées" d'aujourd'hui sont si obsédés par la non-existence de Dieu qu'ils s'affichent dans les médias avec des T-shirts proclamant leur absence de croyance et en appellent à un athéisme militant ? Qu'est-ce que l'athéisme a à nous offrir qui vaut vraiment la peine de se battre pour ?" (p.84)Je n'ai personnellement jamais lu un livre de Richard Dawkins ou d'un autre de la bande des néo-athées (mis à part Daniel Dennett, mais il s'agit apparemment du seul qui trouve grâce dans l'esprit de l'auteur). Je ne sais donc pas si les accusations en dogmatisme que leur tend de Waal sont justifiées et je n'essaierai donc pas de les défendre. J'ai personnellement en tête un autre auteur qui fut un des principaux adversaires des religions au cours du XXème siècle, et dont d'ailleurs, de Waal ne parle pas. Il s'agit de Bertrand Russell. Ce philosophe tombe sans doute parmi ceux que Waal considèrerait comme des athées "activistes", tant il multiplia les textes explicitement hostiles à toutes formes de religion. Or, il me semble que bien loin d'être dogmatique, l'essence même de la critique russellienne des religions consistait en une critique du dogmatisme en tant que tel. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'il n'hésitait pas à tracer des parallèles entre le marxisme-léninisme (philosophie pourtant ô combien antireligieuse s'il en est) et le christianisme, et à considérer la première idéologie comme tout aussi religieuse que la seconde.
"Egbert Ribberink et Dick Houtman [...] distinguent deux sortes d'athées. Ceux du premier groupe ne sont pas intéressés par l'exploration de leur perspective et encore moins par leur défense. Ces athées respectent tous les choix, et ne sentent pas le besoin d'ennuyer les autres par le leur. Ceux de l'autre groupe sont opposés de manière véhémente à la religion et ressentent son privilège dans la société. Ces athées ne pensent pas que la croyance doit rester enfermée dans un placard. [...] La différence entre ces deux groupes d'athées tient dans le caractère privée ou public de leur perspective.Je ne sais pas si je suis un athée activiste, mais en tout cas, je ne considère pas qu'il faille cacher nécessairement nos croyances dans un placard. Et que les lecteurs se rassurent, étant né dans un milieu complètement areligieux, ce n'est pas un traumatisme qui me conduit à défendre l'athéisme. Maintenant, ce qui m'étonne dans le passage que je viens de citer, c'est que Franz de Waal, qui reconnait que vivre dans un milieu très religieux peut être traumatisant, trouve regrettable que certains athées combattent la religion.
J'aime mieux cette analyse que celle de l'approche usuelle de la sécularisation, qui compte juste combien de personnes croient et combien de personnes ne croient pas. Elle pourrait un jour aider à tester mon hypothèse selon laquelle l'activisme athée reflète un traumatisme.
[Chez ces athées] la plus stricte est l'éducation religieuse d'une personne, le plus grand besoin est d'aller à son encontre et de remplacer les anciennes sécurités par de nouvelles [ces nouvelles sécurités seraient les dogmes adoptés par les athées de la seconde catégorie]" (p. 87)
"Le père O'Hara est une de ces personnes qui font de la croyance une question de science. Nous avons là des gens qui traitent ces preuves qui, prises d'une certaine façon, sembleraient excessivement minces. Ils fondent des choses énormes sur ces preuves. Vais-je dire qu'ils sont déraisonnables ? Non, je ne les appellerais pas déraisonnables. Je dirais qu'ils ne sont certainement pas raisonnables, c'est évident. [ ...] Non seulement ce n'est pas raisonnable, mais ça ne prétend pas l'être. Ce qui me semble risible à propos d'O'Hara est qu'il le fait apparaître comme raisonnable. [...] J'appellerai décidément O'Hara déraisonnable. Je dirais que si c'est ça la religion, alors c'est tout de la superstition. Mais je ridiculiserais cela, non pas en disant que c'est fondé sur des preuves insuffisantes. Je dirais : Voilà un homme qui se trompe lui-même. Vous pouvez dire : cet homme est ridicule, parce qu'il croit, et fonde cela sur des raisons faibles." (voir le livre de Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la religion, 2012, p.36)Ce que Wittgenstein prétend revient littéralement à dire qu'il est ridicule de croire sur la base de raisons faibles, mais infiniment respectable de croire sur la base de pas de raisons du tout.
"Essayer de jauger le succès de la religion est comme demander ce qu'il y a de bon dans le langage. Je suis sûr que le langage a ses bénéfices, mais comme tous les humains en ont un, nous n'avons pas de matériel de comparaison. Avec la religion, nous sommes dans le même bateau. La seule chose que nous savons est que toutes tentatives de l'abolir ou de la décourager a mené à de désastreuses conséquences." (p. 212)Tout d'abord, je ne crois aucunement que la religion soit quelque chose d'aussi universel que l'auteur tente de le faire croire, à moins de bannir plus de 10% de la population mondiale actuelle de l'universalité (http://fr.wikipedia.org/wiki/Analyse_statistique_de_l%27ath%C3%A9isme).
"Durkheim nomma les bénéfices dérivés de l'appartenance à une religion son "utilité séculaire". Il était convaincu que quelque chose d'aussi permanent et répandue que la religion devait servir un but, mais un but social. [...] La question n'est pas tant de savoir si la religion est juste ou fausse, mais de quelle manière elle façonne notre vie [remarquez comme cela ressemble à du Wittgeinstein], et ce qui pourrait prendre sa place si nous nous en passions. Qu'est-ce qui pourrait remplir ce vide et prendre en charge la fonction de cet organe." (p. 213-216)Il est en effet courant d'attribuer aux croyances religieuses une fonction sociale, et de supposer que ces croyances existent parce qu'elles remplissent des missions bien précises qui ne seraient plus accomplies s'il n'y avait pas de religion. La religion serait une forme d'organe sociale qui aurait été créée dans le but particulier d'accomplir une fonction, et la faire disparaitre serait donc une forme de mutilation (l'auteur emploie d'ailleurs explicitement le terme "mutilation" dans son texte). Cette façon de voir les choses est largement répandue chez de nombreux penseurs, comme Bourdieu ou encore Durkheim. Ce point de vue est ce qu'on appelle le fonctionnalisme. Et c'est un point de vue qui est, au moins sous cette forme naïve Durkheimienne, aujourd'hui largement discrédité par les chercheurs qui étudient la religion dans une perspective évolutionniste (Voir Boyer, Et l'homme créa les Dieux (2001), ou encore Dennett, Breaking the Spell (2006)). Comme le note le sociologue Gerald Bronner (La pensée extrême, (2009)) lorsqu'elle est transposée en biologie, cette façon de penser est une forme de Lamarckisme (Lamarck, fondateur du transformisme, pensait par exemple que les girafes avaient un long coup pour attraper les branchages élevés). Bronner, quant à lui, propose une explication de la genèse des croyances de type Darwinienne : les croyances émergent (dans le cerveau d'individus dont la rationalité est toujours limitée) et sont sélectionnées dans l'espace sociale. Contrairement à ce qu'il se passe avec une théorie Lamarckienne, un Darwinien n'a pas à considérer qu'une caractéristique (un gène en biologie ou une croyance en sociologie) remplie systématiquement un rôle utile. Il peut exister des innovations génétiques qui se sont diffusées au sein d'une espèce tout en étant neutres quant à leur utilité (même si la pression de la sélection naturelle est telle que c'est plutôt rare en ce qui concerne l'évolution biologique). Il peut encore exister des innovations génétiques qui ont été sélectionnées parce qu'elles conféraient un avantage de survie à l'espèce à un moment donné, alors qu'elles peuvent très bien devenir un handicap plus tard. Si le raisonnement de Bronner est juste et que la dynamique des croyances s'effectuent selon un schéma Darwinien plutôt que Lamarckien, il n'y a aucune raison pour que l'on s'attende à ce que la religion soit quelque chose d'utile à l'espèce humaine ad vitam aeternam. On peut même aller plus loin. Les innovations génétiques sont sélectionnées parce qu'elles donnent un avantage reproductif à l'espèce, mais la chose est complètement différente dans le cas de la croyance. Il n'y a aucune raison de penser qu'une croyance particulière qui est sélectionnée dans l'espace public le soit parce qu'elle confère un avantage à ses détenteurs, puisque ce qui est important pour la survie de la croyance est sa propre reproduction, et non pas la reproduction de ses détenteurs (à moins qu'elle ne menace cette dernière, mais c'est très rare que cela arrive). Il y a bien d'autres motifs qui expliquent pourquoi ces croyances se répandent, sans recourir à des considérations fonctionnalistes. Mais, me direz-vous, pourquoi adopter un schéma Darwinien plutôt que Lamackien dans le domaine de la dynamique des croyances religieuses ? Les raisons qui ont fait que les concepts religieux se sont développés et diffusés au sein de l'espèce humaine sont discutées en détail par les livres de Pascal Boyer et Daniel Dennett que j'ai déjà cités, en utilisant le concept de mème initié par le zoologiste Richard Dawkins. Un mème est un élément d'une culture pouvant être considéré comme transmis par des moyens non génétiques. Ces mèmes subissent une évolution selon un schéma Darwinien. Par quel miracle ? La réponse est simple, les "lois de l'évolution" darwiniennes ne sont pas des lois qui flottent en l'air et qui contraignent prescriptivement les processus qui tombent sur leur juridiction. Elles ne sont que les conséquences logiques de tous processus qui ont ces trois caractéristiques : 1) Reproduction, 2) Mutation, 3) Sélection différentielle. Or, les éléments culturels transmis, comme les langues, les idées religieuses ou les coutumes ont trivialement ces trois caractéristiques. Mais le fait qu'un mème se propage au sein d'une population humaine ne donne en soi aucune réponse quant à la question de savoir s'il est bénéfique ou toxique ou neutre pour cette population.