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Toussaint ou l’amère victoire


par Michel Bellin  -  02/11/2007
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L’Eglise compte-t-elle en son sein plus de saints que de malsains ? (Parfois imbriqués intimement dans le même individu.) Le christianisme a-t-il fait dans son histoire plus de victimes que de martyrs ? Et l’immense armée des martyrs chrétiens sont-ils plus méritants – ou plus à plaindre – que la nuée d’ascètes, de névrosés, de frustrés, de cloîtrés, d’emmurés, d’anachorètes, de cénobites, de castrés pour le Royaume des Cieux ? J’ai ma petite idée sur la question et José SARAMAGO aussi !

Son formidable roman "L’évangile selon Jésus-Christ" met en scène un pauvre bougre manipulé – instrumentalisé, comme on dit aujourd’hui – par un Dieu sadique et insatiable. Au centre de ce contre-évangile, entremêlant histoire, mythe et fiction romanesque, l’auteur pose la question essentielle des rapports entre le plus absolu des pouvoirs et une impossible liberté. Jésus, fils de Dieu qui ne voulait pas l’être, devient une victime sacrificielle puisque, comme les révolutions, les religions dévorent leurs enfants. J’ajoute que rien n’est pesant ici (juste parfois un peu trop touffu à mon goût), rien de démonstratif : ce pamphlet voltairien et jubilatoire, avec ici ou là des petits traits humoristiques ou cyniques, se lit comme un ample récit, la plus belle histoire jamais contée – comme titrait dans mon enfance un péplum hollywoodien – en fait la plus mystificatrice et la plus cruelle : celle de "Dieu" jouant à l’homme un bien vilain tour sous le regard servile et entre les mains manipulatrices de toutes les religions du monde. Avec des phrases telles que "Quand donc arrivera, Seigneur, le jour où tu viendras à nous pour reconnaître tes erreurs devant les hommes ?" ou encore Jésus évoquant Dieu sur la croix "Hommes, pardonnez-lui, car il ne sait pas ce qu’il fait", on comprend que ce roman ait fait scandale au Portugal et ait amené son auteur à fuir son pays d’origine.

Bref, une histoire de dupes pour le plus grand malheur de l’humanité. Et ça n’en finit pas, ça n’en finira donc jamais, cette funèbre et absurde litanie de Toussaint à laquelle vient de s’ajouter, il y a quelques jours, les 400 pseudo martyrs espagnols que Benoît XVI vient de béatifier en détournant et en instrumentalisant au profit de l’Eglise le bilan sanglant de la guerre civile. Dieu reconnaîtra les siens, dit-on. En attendant, comme ricane le Diable dans le livre de Saramago : "il faut être Dieu pour aimer autant de sang !"

    "Jésus dit, J’attends, Quoi, demanda Dieu, comme s’il était distrait, Que tu me dises combien de morts et de souffrances va coûter ta victoire sur les autres dieux, avec combien de souffrances et de morts seront payés les combats qu’en ton nom et en mon nom se livreront les uns contre les autres les hommes qui croiront en nous, Tu insistes pour le savoir, j’insiste, Fort bien, l’assemblée dont je t’ai parlé sera édifiée, mais pour être fermes ses fondations devront être creusées dans de la chair, et sa base devra être composée d’un ciment fait de renoncements, de larmes, de douleurs, de tortures, de toutes les morts imaginables aujourd’hui et aussi d’autres morts que l’on ne connaîtra qu’à l’avenir.

    (…)

    Tous devront mourir à cause de toi, demanda Jésus, Si tu poses la question dans ces termes, oui, tous mourront à cause de moi, Et après, Après, mon fils, je te l’ai déjà dit, ce sera une interminable histoire de fer et de sang, de feu et de cendres, une mer infinie de souffrances et de larmes, Raconte, je veux tout savoir. Dieu soupira et du ton monocorde de qui a choisi d’endormir la pitié et la miséricorde, il entama la litanie, par ordre alphabétique, pour éviter les susceptibilités de préséance, Adabert de Prague, tué avec un esponton à sept pointes, Adrien, tué à coups de marteau sur une enclume, Afra d’Augsbourg, tuée sur le bûcher, Agapit de Préneste, mort sur un bûcher, pendu par les pieds, Agnès de Rome, éventrée, Agricole de Bologne, mort crucifié et criblé de clous, Agueda de Sicile, tuée après avoir eu les seins coupés, Alfège de Cantuaria, tué à coups d’os de bœuf, Anastase de Salone, mort sur la potence et décapité, Anastasie de Sirmium, tuée sur le bûcher après avoir eu les seins coupés, Ansan de Sienne, tué par arrachement des viscères, Antoine de Rivoli, tué par lapidation et brûlé, Antonin de Pamiers, tué par écartèlement, Apollinaire de Ravenne, tué à coups de massue, Apolline d’Alexandrie, morte sur le bûcher après avoir eu les dents arrachées, Augusta de Trévise, décapitée et brûlée, Aurée d’Ostie, tuée par suffocation avec une meule autour du cou, Aurée de Syrie, saignée à mort, assise sur une chaise hérissée de clous, Auta, tuée à coups de flèches, Babylas d’Antioche, décapité, Barbe de Nicomédie, décapitée, Barnabé de Chypre, lapidé et brûlé, Béatrice de Rome, étranglée, Bénin de Dijon, tué à coups de lance, Blandine de Lyon, livrée aux cornes d’un taureau sauvage, Bras de Sébaste, transpercé de clous de fer, Clixte, tué avec une meule autour du cou, Cassien d’Imola, tué avec un stylet par ses élèves, Castule, enterré vif, Catherine d’Alexandrie, décapitée, Cécile de Rome, égorgée, Christine de Bolzano, tuée par tout ce qu’il est possible de faire avec une meule, une roue, des tenailles, des flèches et des serpents, Clair de Nantes, décapité, Clair de Vienne, décapité, Clément tué par suffocation avec une ancre autour du cou, Crispin et Cyrien de Soissons, décapités, Cyprien de Carthage, décapité, Cyrus de Tarse, tué, encore enfant, par un juge qui lui fracassa la tête sur les marches du tribunal, Cucufat de Barcelone, éventré.

    En arrivant à la fin de la lettre C Dieu dit, Par la suite tout est pareil, ou presque, les variations possibles ne sont pas très nombreuses, sauf pour ce qui est des détails, lesquels, à cause de leur raffinement, prendraient beaucoup de temps à exposer, arrêtons-nous ici, Continue, dit Jésus, et Dieu continua, abrégeant dans toute la mesure du possible, Donat d’Arezzo, décapité, Eliphe de Tampillon, calotte du crâne découpée, Emeran de Ratisbonne, attaché à un escalier et massacré, Emérita, brûlée, Emile de Trèves, décapité, Engratia de Saragosse, décapitée, Erasme de Gaète, appelé aussi Elmo, étiré par un treuil, Escubicule, décapité, Eschyle de Suède, lapidé, Etienne, lapidé, Eulalie de Mérida, décapitée, Euphémie de Chalcédoine, transpercée par une épée, Eutropie de Saintes, tête coupée par une hache d’armes, Fabien, épée et clous de fer, Félicité et ses Sept Fils, têtes coupées à l’épée, Félix et son frère Adauctus, idem, Ferréol de Besançon, décapité, Fidèle de Sigmaringen, massue hérissée de pointes, Firmin de Pampelune, décapité, Flavie Domitielle, idem, Foi d’Agen, égorgée, Fortunat d’Evora, peut-être idem, Fructueux de Tarragone, brûlé, Gaudence de France, décapité, Gélase, idem plus pointes de fer, Gengoul de Bourgogne, cocu, assassiné par l’amant de sa femme, Gérard Sagredo de Buydapest, lance, Géréon de Cologne, décapité, Gervais et Protais, jumeaux, idem, Godeliève de Ghistel, étranglée, Goretti Marie, idem, Grat d’Aoste, décapité, Herménégild, marteau, Hiéron, épée, Hippolyte, traîné par un cheval, Ignace d’Azevado, tué par les calvinistes, ceux-là ne sont pas catholiques, Janvier de Naples, décapité après avoir été jeté aux bêtes sauvages et lancé dans un four, Jean de Britto, égorgé, Jean Fischer, décapité, Jean Népomucène de Prague, noyé, Jean de Prado, poignardé à la tête, Jeanne d’Arc, brûlée vive, Julie de Corse, seins coupés et crucifiée ensuite, Julienne de Nicomédie, décapitée, Juste et Rufine de Séville, l’une sur la roue, l’autre étranglée, Juste et Pasteur d’Alcala de Henares, décapités, Justine d’Antioche, brûlée avec de la poix bouillante et décapitée, Killien de Würzburg, décapité, Laurent, brûlé sur le gril, Léger d’Autun, idem, après avoir eu les yeux et la langue arrachés, Léocadie de Tolède, précipitée du haut d’un rocher, Liévin de Gand, langue arrachée et décapité, Longin, décapité, Lucie de Syracuse, égorgée après qu’on lui a arraché les yeux, Ludmille de Prague, étranglée, Magin de Tarragone, décapité avec une faux dentée, Mamède de Cappadoce, étripé, Manuel, Sabel et Ismaël, un clou de fer planté de chaque côté de la poitrine et un autre traversant la tête d’une oreille à l’autre, tous les trois égorgés ensuite, Marguerite d’Antioche, torche et peigne de fer, Maur de Perse, épée, amputation des mains, Martine de Rome, décapitée, les martyrs du Maroc, Bérard de Cobio, Pierre de Germianino, Othon, Adjute et Accurse, égorgés, ceux du Japon, vingt-six crucifiés, transpercés par des lances et brûlés, Maurice d’Agaune, épée, Meinrad d’Einsiedeln, massue, Mennas d’Alexandrie, épée, Mercure de Cappadoce, décapité, Pantaléon de Nicomédie, idem, Paphnuce, crucifié, Patrocle de Troyes et de Soest, décapité, Paul de Tarse à qui tu devras ta première église, idem, Perpétue et Félicité de Carthage, Félicité était l’esclave de Perpétue, encornées par une vache furieuse, Philomène, flèches et ancre, Piat de Tournai, crâne découpé, Pierre de Rates, épée, Pierre de Vérone, couteau à la tête et poignartd à la poitrine, Polycarpe, poignardé et brûlé, Prisque de Rome, dévorée par les lions, Processe et Matinien, même mort je crois, Quintien, clous dans la tête et ailleurs, Quirin de Rouen, sommet du crâne découpé, Quiteroie de Coimbra, décapitée par son propre père, une horreur, Reine d’Alise, glaive, Renaud de Dortmund, maillet de maçon, Restitute de Naples, bûcher, Roland, épée, Romain d’Antioche, langue arrachée, strangulation, tu n’en as pas encore assez, demanda Dieu à Jésus, et Jésus répondit, Cette question tu devrais te la poser à toi-même, continue, et Dieu continua.

    (…)

    La faute me revient à moi qui ne réussis pas à me rendre là où l’on me cherche, Dieu prononça ces mots avec une tristesse poignante et inattendue, comme si soudain il avait découvert des limites à sa puissance. Et pourtant, le seul Dieu c’est moi, je suis le Seigneur et tu es mon Fils, Des milliers mourront, Des centaines de milliers, Des centaines de milliers d’hommes et de femmes mourront, la terre s’emplira de cris de douleurs, de hurlements et de râles d’agonie, la fumée des bûchers voilera le soleil, la graisse des suppliciés grésillera sur les braises, l’odeur donnera le frisson et tout cela sera de ma faute, Pas de ta faute, pour ta cause, Père, éloigne de moi ce calice, Que tu le boives est la condition de ma puissance et de ta gloire, Je ne veux pas de cette gloire, Mais moi je veux cette puissance.

    Le brouillard s’éloigna jusque là où il était auparavant, on voyait un peu d’eau autour de la barque, une eau lisse et mate, sans une ride de vent ni un battement de nageoire voyageuse.

    Alors le Diable dit : il faut être Dieu pour aimer autant de sang."


    (José Saramago, "L'Evangile selon Jésus-Christ", Points Seuil, 2000)


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