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Les cloches du Paradis

(Récit d’un miracle contemporain)


par Michel Bellin  -  27/06/2005





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Introduction historique

Le Miracle est une petite narration (généralement en vers) relatant une action humaine où l'élément divin apparaît dans le dénouement. Le plus souvent, c'est une intervention de la Vierge, parfois des Saints, rarement du Christ lui-même. Les Miracles se jouaient au XIIIe et XIVe siècles. Le plus célèbre recueil de miracles est celui de Gautier de Coinci, mort en 1236, et qui comprend 30.000 vers.

Principaux miracles :
  • Le Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel, représenté à Arras vers 1200.
  • Le Miracle de Théophile de Rutebeuf, du troisième quart du XIIIe siècle.
  • Les Miracles de Notre-Dame (quarante miracles constituant le répertoire d'une confrérie parisienne du XIVe siècle)
  • Les cloches du Paradis de Michel Bellin, 1er quart du XXIe siècle.
Le miracle tient une part importante dans le processus de canonisation. Aujourd'hui, pour être reconnue comme sainte une personne doit remplir plusieurs conditions. Elle doit être décédée, avoir mené une vie chrétienne exemplaire et avoir accompli au moins deux miracles.
.La canonisation est un rituel suivi par l'Église catholique et les Églises orthodoxes, permettant d'ajouter une personne au nombre des saints.
Ce rituel suit des règles et des cérémonies définies par l'Église catholique. On parle de procès en canonisation. Ce procès est instruit par la Congrégation pour les causes des saints, l'une des congrégations romaines du Vatican, sise place Pie XII à Rome. La procédure est actuellement (2004) régie par la constitution apostolique Divinus perfectionis Magister du 25 juin 1983.
Parfois, le processus de canonisation peut s’accélérer (comme on l’a pressenti récemment lors des funérailles de Jean-Paul II) lorsqu’une foule en transes a scandé "Santo subito !" Mais, en règle générale, la Congrégation vaticane se montre peu influençable et reste très pointilleuse sur l’instruction du dossier (présenté par le postulateur de la cause). Au total, la procédure est longue. Elle peut prendre plusieurs dizaines d'années. Par ailleurs, certains saints bien connus ont attendu parfois plusieurs siècles leur consécration. C'est le cas de Jeanne d'Arc, morte en 1431 et canonisée en 1920. La longueur de chaque procès est toujours l'objet de commentaires. On a pu dire de Jean-Paul II, dont le règne a vu un grand nombre de canonisations, qu'il canonisait beaucoup plus rapidement que ses prédécesseurs. On peut en prendre pour exemple la béatification d'Agnes Gonxha Bojaxhiu (Mère Teresa), intervenue en 2003, six ans seulement après sa mort. Néanmoins, au Moyen Âge, l'Église catholique a également connu des canonisations très rapides. Parmi les records figurent Thomas Becket, canonisé en trois ans, Pierre de Vérone et Antoine de Padoue canonisés en un an.




Récit du miracle

"Quod sumus est crimen,
si crimen sit quod amamus
Qui dedit esse deus
praestat amare mihi"
.

"Notre existence est un crime
si c’est un crime que d’aimer,
car le Dieu qui m’a donné l’existence
m’accorde aussi d’aimer."

(BAUDRI DE BOURGOEIL
Archevêque de Dol (1046-1136)
Carmen 97, v. 55-56)


Lorsqu’il pénétra dans son église, située un peu à l’écart du bourg, Julien se sentit glacé. C’était moins l’humidité du lieu (qu’on ne chauffait qu’au moment du culte, faute de moyens) qu’un immense vide spirituel. Tout n’était en lui que froidure et désolation. A vingt-huit ans, le prêtre se sentait déjà un vieillard et chaque fois qu’une fête s’achevait – c’était le soir de Pâques - sa tumeur ontologique doublait de volume. Tout s’était bien passé pourtant, comme à l’ordinaire, comme depuis 2000 ans, on avait prié, on avait espéré ; son fidèle troupeau avait bêlé d’une voix morne "Alléluia ! Nous sommes ressuscités !". Puis ses paroissiens étaient repartis heureux vers leurs foyers en agitant leurs cierges et en grignotant les œufs en chocolat vendus sur le parvis au profit des lépreux. Au soir de ce frisquet dimanche d’avril, Julien, lui, se sentait plus seul que jamais, plus désespéré. Depuis belle lurette, il ne croyait plus à ces sornettes, peut-être faute de combustible : Julien n’avait jamais aimé, il n’avait jamais été aimé. Et son carburant à lui était rare et introuvable dans le bled, c’était du super sans plomb spécial : Julien n’aimait, ou plutôt n’aimerait, que les garçons. Hautement prohibé dans notre sainte mère l’Eglise ! Hautement improbable dans le cœur et le corps du jeune homme : après tant d’années de piété et d’ascèse vertueuse, tout n’était que potentiel, péché virtuel et fantasme de synthèse. Monsieur l’abbé se consolait comme il pouvait : en faisant bien son boulot, fonctionnaire réglo, ventriloque très pro d’un Bon Dieu à la réputation usurpée. Pour complaire à ses ouailles et en rajouter dans le perfectionnisme, Julien avait même consenti à remettre une soutane. Au troisième millénaire, il se disait que les cathos nostalgiques ont besoin de repères et que ce long fourreau noir serait peut-être une armure adéquate contre les assauts de la tentation. Bref, en froc ou non, ce fameux soir de Pâques, c’est un Julien anéanti qui poussa la porte massive de l’église : il venait rejoindre son grand Ami tapi dans l’ombre du sanctuaire.

C’était un gisant dans une chapelle latérale, à gauche de la nef. Un Christ en marbre de près de deux mètres. Les guides touristiques ne le mentionnaient pas, car la statue n’était qu’une copie tardive, dans un mélange de style que les experts jugeaient décadent. Julien en était à la fois dépité et ravi, se réjouissant in petto de cet ostracisme : car c’était son gisant, son Christ à lui, son grand Jésus chéri. Il venait pour la première fois le contempler de nuit, il n’avait jamais osé jusqu’à ce jour, ça lui semblait inconvenant, peut-être trop risqué. Mais ce soir, son désespoir était tel qu’il avait ressenti le besoin viscéral de le voir en toute intimité, de se vider l’âme au pied du spectre de pierre. La plupart du temps, il se contentait, à la fin d’un office (une fois que Berthe, la vieille sacristine, eût achevé ses interminables patenôtres) de faire un léger détour par la chapelle latérale, de contempler la nudité incorporelle de son Ami. Puis, très furtivement, après s’être assuré que l’église était vide, tandis que flottait encore dans l’air un lourd parfum d’encens, il caressait du bout des doigts l’Homme-Dieu sublime, en laissant glisser sa main depuis le front lisse jusqu’aux orteils glacés. La seule audace qu’il s’autorisa un dimanche de printemps, l’an passé, juste après les vêpres (il n’avait jamais osé avouer le sacrilège à confesse) : en geste d’hommage muet, il avait égrené une fleur de pivoine sur le grand corps livide, avait parsemé un à un les pétales sanguins sur la poitrine et le ventre opalescents. Mon Seigneur et mon Dieu ! Il en avait été si troublé, si violemment remué, que les larmes lui étaient venues et que, sous son aube, il avait intimement senti l’Ascension précéder les Rameaux !

Le Christ gisant était son ami et son confident. Le jour mais aussi la nuit. Julien en était investi corps et âme. Cette proximité le ravissait en même temps qu’elle ravivait en lui une énorme culpabilité. Presque chaque soir (bien que le jeune vicaire s’efforçât de ne pas trop dîner pour ne pas faire de cauchemar), au cœur de la nuit, le fantasme marmoréen quittait l’église et venait s’étendre au creux de son lit, moins gisant qu’à l’église, plus vivant que jamais, enfin ressuscité. Le miracle se déroulait toujours de la même manière : le Sauveur est allongé sur la neige du drap, don de Dieu fait aux hommes, oblat immaculé sur le saint corporal. Les mains le long du corps, doigts effilés et stigmates entrouvertes, visage grave, paupières closes, ses longs cheveux bouclés épars sur l’oreiller. Julien est étendu à ses côtés et ses lèvres, d’une lenteur ouatée, explorent cette chair de rêve. Lente glissade sur le font qui tiédit, baiser respectueux dans le nid des paupières, promenade furtive sur la crête du nez, sur la bouche – souffle léger éveillant l’autre souffle - sur la pointe du menton où mousse une barbe dorée. La ventouse chaude butine maintenant l’épaule, ronde et lisse comme un ostensoir, descend dans la plaine ondoyante, vers le val de Jessé, la terre enfin promise où coulent lait et miel. Ombilic accueillant que la langue de Julien explore un court instant. De là un sentier duveteux s’évase jusqu’à la selve ardente. Le pagne est écarté et le prêtre pénètre enfin jusques au Saint des Saints. Ses lèvres folâtrent dans la blonde toison parcourue d’un fumet de myrrhe et d’aloès. La langue se love sous la double custode. Sous cet assaut espiègle, le goupillon de nacre se redresse, le gisant se ranime ! La bouche de Julien remonte alors de l’escarcelle jusqu’au chaton vermeil. La pierre épiscopale brille de tous ses feux. La pente est longue et douce. Soyeuse la peau juste sous l’améthyste. Le désir s’offre de plus en plus. Résistance élastique sous les lèvres gourmandes ; longtemps elles musardent, légères, sur la moire grenat. Sous la caresse, la crosse en majesté donne des coups impatients. Alors, subitement, la bouche concupiscente la gobe, l’enfourne. Le long massage commence. Chuintement régulier. Puissante ondulation. Soudain, tout va très vite : un cri, une plainte cambrée, un abandon voluptueux. Giclées de sève, bonheur opalescent, exquis parfum de rosée baptismale, tiédeur molle du sommeil qui referme ses ailes…

Le matin, au réveil, la vision céleste était évanouie. Julien seul et dégrisé. Ne restait plus pour lui que la lie du plaisir : honte et dépit. En fait, il ne supportait pas que son Christ fût mêlé à ses fantasmes nocturnes, réduit à l’état de spectre poisseux. Ce n’était plus possible, ce n’était pas permis ! Car enfin, la dévotion de Julien pour Jésus, l’amour qu’il portait à son Dieu depuis toujours, le culte qu’il lui rendait nuit et jour, tout cela était pur, et sacré – il le jurait ! Pureté ! Horrible mot ! Mot pieusard, mot ringard au parfum douceâtre. Julien avait toujours détesté ce mot qui, depuis son enfance, symbolisait à la fois le suprême Idéal et sa secrète servitude. Sacro-sainte Pureté ! Avec son corollaire : Impureté, mot tout aussi repoussant, suprême interdit, cafard de confessionnal – ce cabanon sordide – aveu visqueux de foutre et de larmes et du sang des femmes. Déformé par des siècles de morale catholique assimilée dans ses gènes, Julien était devenu dualiste dans l’âme à son corps défendant. Dichotomique de naissance, comme d’autres sont trisomiques. Et bien que l’idéologie fût en perte de vitesse, les dégâts chez lui restaient considérables. Noir et Blanc, Pur et Impur, Bien et Mal, Homme et Femme, tel était l’Univers, essentiellement – par essence. Sans nuances. Nulle confusion possible, nul compromis permis. La pure amitié reliait les âmes, commerce spirituel, avant-goût du ciel. Pur amour de François pour sœurette Claire ; pur amour de Marie, la mère de Jésus, vivant en vierge et mourant en sainte, ô miracle ; pur amour de Joseph, père putatif décrété adoptif, cocu du St Esprit ! Paradis asexué avec chants d’oiseaux, pluie de roses et harpe qui dégouline, ainsi soit-il. Avec un zeste de Saint-Ex ( "L’essentiel est invisible pour les yeux etc." ) et la prophétie d’un gaulliste sénile ( "Le XXI° siècle sera religieux etc.") Sursum corda ! A l’inverse, l’amour impur car non productif, commerce bestial car non conjugal, bougres infâmes et immatures puisque contre nature ! Corps impudiques, organes tyranniques, parties honteuses, humeurs peccantes et polluantes, passion béante, rage érigée, baisers mouillés, parfums musqués, pouah ! … plus d’Alléluia, mais la malédiction et l’exclusion du jardin des délices. In coda venenum ! Tel fut le crime de la sainte Eglise et l’ignominie de son Salut : elle a donné du poison à boire à Eros, il n’en est pas mort mais il a dégénéré en vice. Et les curés sont là pour gérer et absoudre. Et Julien en fait partie ! Quelle imposture ! Mais non, il n’est pas ce Zorro vengeur ! Il n’a rien à voir avec la Grâce qui lave plus blanc que blanc ! Il n’est pas qu’une âme évanescente : il possède un corps, une peau, des muscles, des mains, des… couilles ! Oui, Julien brûlait parfois d’envie de prononcer ce dernier mot, il devait le proclamer, coûte que coûte, il lui fallait enfin oser articuler, devant la grande psyché du presbytère, articuler les consonnes obscènes : couil-les, couil-les, couil-les… Pauvre Julien ! Il ne pouvait pas puisque la bouche est le Temple du St Esprit. Toujours le cocuage par les mots, jamais de passage à l’acte ! Dualiste malgré lui, corvéable à merci, bêtement condamné à 28 ans à l’écartèlement de la frustration, gardant pourtant la nostalgie de son unité perdue, de l’harmonie volée par les bons pères. Le jour, il aimait Jésus-Christ, le servait dans les autres, avalait dévotement son corps transsubstantié comme on gobe un bobard et vénérait son absence réelle dans un gisant de pierre. La nuit, en mémoire de Lui, ulcéré de bonheur, l’abbé invitait dans sa chambre le messie de son cœur, réincarnait son Dieu inaccessible, l’accueillait dans le satin des rêves, le réchauffait, le ranimait, le forçait… Ceci est mon Corps, prenez ! Julien prenait et survivait jusqu’au lendemain…

Ce soir-là, sitôt entré dans l’église, le jeune prêtre remonta avec assurance la nef principale. Ses pas claquaient sur le dallage mais l’écho ne l’impressionna pas. Comme il se savait seul, il se contenta d’estropier une génuflexion devant le maître-autel et alla droit au but, vers la chapelle latérale. Il alluma une veilleuse au-dessus des ex-voto ainsi que quelques cierges. Il faisait froid car le chauffage avait été coupé après la grand-messe et il avait gelé durant la semaine sainte. Mais Julien ne ressentait pas le froid. Il s’était accroupi devant le gisant. Son Ami et lui étaient enfin réunis, nul bruit alentour. Ils étaient cernés par l’ombre et le mystère. L’éclairage était exactement celui qui convenait, suffisant pour voir les détails du marbre tout en sculptant, ici et là, à la lueur tremblante des bougies, des reliefs et des recoins inattendus. Julien se tenait immobile, lui aussi pétrifié et ses yeux dévoraient dans la pénombre le beau supplicié. A vrai dire, le gisant était d’une sobriété exemplaire. Rien de douloureux ni de morbide. Pas de polychromie, ni gouttelettes de sang ni couronne d’épines massive, juste la fluidité du marbre épousant la solennité de la pause. Une nudité minérale, désincarnée, majestueusement alanguie, avec un pagne discret, sans plis superflus, juste un tissu posé. On eût dit que l’étoffe faisait partie intégrante du corps, une seconde peau, un repli de paupière. Quelle économie de moyens ! Quelle modernité ! Julien s’en étonnait toujours et, cette nuit surtout, avec la lumière parcimonieuse, cette beauté à la fois monumentale et minimale avait une présence extraordinaire. Et une telle proximité ! Prostré et attentif, l’abbé ressentait presque le besoin de retenir son souffle tandis qu’il scrutait l’icône.

Il aimait retrouver son ami et seigneur dans la nudité du marbre. Cette froideur, avec ses veinules bleutées si émouvantes, n’avait rien pour le rebuter. Au contraire, par un étrange sortilège, la pierre polie devenait charnelle et sensuelle. Plus que dans sa bible jaunie, c’est là que Julien retrouvait l’être secret qui calcinait son cœur. Malgré les siècles qui le séparaient du Nazaréen, malgré la poussière de bigoterie accumulée sur le sépulcre, malgré les diverses trahisons et manipulations de l’Eglise, Julien restait subjugué par l’étonnant prototype – l’Homme-Dieu ! – qui traversait l’Histoire. Simple prophète parmi tant d’autres, un Chè des temps anciens ? Peut-être est-ce là où le bât blessait. Certes, officiellement, Julien continuait de croire que le rabbi palestinien était Dieu, Fils de Dieu, engendré non pas créé, etc. bref tout le pedigree. Rien à redire à cela. Mais, dès son séminaire, le prêtre n’avait pas été impressionné pas les titres pompiers ou les dogmes de naphtaline. Rien à faire : sa liaison avec Jésus ne fonctionnait pas sur ce registre, avec salamalecs et carte de visite ! Son Christ à lui était plus simple, plus intime, plus homme pour tout dire. Ni roi ni Jupiter, ni maître ni Seigneur, il était avant tout ce jeune visionnaire de trente ans, à peine son aîné, ce provocateur au verbe tranchant et au regard de feu. Et en même temps si doux, disait-on, si tendre, presque féminin… Ah ! Pouvoir une seule fois scruter les yeux du Galiléen, s’y noyer, le sonder jusqu’au tréfonds puis partir, d’un pas ample et tranquille, main dans la main, là-bas, au loin, toujours plus loin, par-delà les dunes… là où l’Amour est roi !

Lorsque l’abbé Julien feuilletait le vieux grimoire, c’est cet aspect trouble-fête, ce ruissellement juvénile qu’il aimait retrouver. A vrai dire, sa quête le laissait souvent sur sa faim : les textes sacrés se montrent ordinairement très discrets, très secs, parfois partiaux. Même écrits en grec, les évangiles ne sont pas du bon journalisme mais déjà du catéchisme. Or, ce qui passionnait notre exégète en herbe, c’était toujours ce qui se passait après, ou ailleurs, en dehors du décor officiel : le non-vu, le non-dit, le non-cru. Julien préférait les chemins de traverse aux voies express, il lui plaisait de déceler sur les tuniques immaculées d’infimes traces de souillure, non par volonté de dénigrement mais par souci de vérité. Et d’humanité. Homme et Dieu, ne l’oublions pas. Question de plaisir aussi. Julien préféra toujours le frisson de l’ambiguïté à la morne certitude des credo officiels. Une parole libre plutôt que la langue de buis ! A ses risques et périls d’ailleurs. En haut lieu, on n’appréciait guère les interprétations du jeune vicaire (qu’on jugeait hasardeuses et non respectueuses de la Tradition) Après plusieurs remontrances à l’évêché, une nomination tomba. Julien s’était dit plus d’une fois qu’il avait payé cher sa liberté en croupissant depuis trois ans dans cette vallée perdue des Cévennes. Mais il se sentait indépendant et presque heureux, libre de bricoler un Christ à sa mesure.

Evidemment, le Nouveau Testament ne l’aidait guère dans sa recherche iconoclaste. Mais cette résistance du texte ne faisait qu’émoustiller la gourmandise de Julien. Il se plaisait à extrapoler, à folâtrer dans l’apparat critique, à faire l’exégèse buissonnière, amateur de variantes et cueilleur de gnoses, remplissant les blancs du texte et rendant l’éloquence aux silences. Ce rétablissement donnait d’étranges résultats : oui, Jésus avait bel et bien changé l’eau en vin, mais l’hydropique guéri n’avait pas du tout apprécié et les viticulteurs ruinés avaient été forcés de détruire leur récolte ! Certes, Jésus avait ressuscité un mort, mais les héritiers s’étaient tous définitivement brouillés. En vérité je vous le dis, le paralytique avait bondi sur ses jambes, mais le lascar s’était mis à chaparder pour vivre parce qu’on lui avait sucré son RMI. Et les marins-pêcheurs dont l’évangéliste tait pudiquement la tuile ? Jésus avait fait venir tant de rascasses dans leurs filets que les mailles avaient craqué et que les pauvres bougres furent réduits au chômage technique ! Pendant ce temps, les gosses, eux, séchaient les cours pour venir écouter leur idole et le pourcentage des reçus aux examens ne cessait de baisser dans l’Académie de Jérusalem. Même les putains venaient assiéger jour et nuit la demeure du Bon Maître pour être les premières sur les trottoirs du Paradis ! Quant au sexe, puisque nous y voilà, Julien en voyait partout, soigneusement caché, partout ingénu. Les références dans le texte étaient bien sûr rigoureusement exactes, seule l’interprétation divergeait. Nathanaël s’isolait souvent au pied de son sycomore ? C’était évidemment pour s’astiquer, ce que Jésus, extralucide, avait bien remarqué.. Et pourquoi, à votre avis, l’apôtre Jean, posait-il si souvent sa joue contre le téton gauche de son Maître ? Sinon pour entendre battre le sacré cœur. Quant à Juda, pourtant beau comme un dieu, l’affaire était entendue : Jésus lui avait préféré le jeunot de la bande, il allait payer très cher sa trahison. Tel était le contre-Evangile de Julien, tel était son Christ, sympathique en diable, mais pas catholique pour deux sous. Evanouie la lavette saint-sulpicienne, liquidé le grand Conquistador, au trou Jésus-Fric Super-Crac : seul subsistait le prophète aux yeux d’enfant, avec un cœur gros comme ça, ce cœur qu’on avait crevé le soir du Carnaval, Yeschuah, son ami, son frère, son amant, son double, son héros, son guru ès-utopie, l’éternel miroir de l’éternelle jeunesse !

Yeschuah… Ce titre ne convenait guère à la statue étendue devant lui. Trop sémitique, trop familier. Peu importe, Julien n’avait plus besoin de nom. Même le froid ne le gênait plus, il n’y prêtait pas attention. Seul importait l’emblème sacré qu’il pouvait toucher en allongeant la main… Soudain, une flamme crépita, une âcre fumée se dégagea. C’était un cierge qui, en se déformant, avait embrasé une coupelle de carton. Julien s’ébroua, se leva en grimaçant de douleur à cause de son dos ankylosé et souffla la flamme. Il ralluma une dizaine d’autres cierges et c’est alors, au-dessus de ce buisson ardent renaissant, qu’il remarqua une affiche apposée contre le pilier. Cette vision l’assombrit. Combien de fois n’avait-il pas demandé à ses paroissiens de ne plus prendre l’initiative d’afficher n’importe où des tracts ou des programmes de pèlerinage ? N’y avait-il déjà pas assez d’horreurs dans cette église, entre le lys ébréché de St Joseph, les madones en plâtre, les pendeloques des lustres poussiéreux ? De plus, c’était l’effigie du saint Père. Julien se sentit mal. Cette nuit, en cet endroit, le pape venait le déranger comme l’Inquisiteur… Julien se rassit devant le gisant, mais le cœur n’y était plus, le charme était brisé. Il ressentait maintenant de la colère et plus il essayait de détourner ce flot violent et intempestif, plus la crue gonflait et le submergeait. Ainsi le Pontife osait interrompre son face-à-face pascal ! Non, ce n’est pas le Christ qui lui avait volé sa jeunesse, qui bouffait son énergie, qui mutilait son sexe, non, surtout pas lui, mais eux, le pape et ses sous-papes, toute la maffia du Vatican ! Calme-toi, Julien, cool, respire, ça n’a plus d’importance ce soir… Mais si, ça en avait, le jeune prêtre ne pouvait plus garder cette lave incandescente qui, depuis tant d’années, lui brûlait le cœur. Plus il essayait d’éviter le Grand Vicaire, plus le petit vicaire le voyait partout, dans la presse, à la télé… et jusque sur le pilier de sa chapelle privée ! Julien ne comprenait pas cette omniprésence médiatique. Il lui paraissait de plus en plus clair que ce vieillard égrotant et dodelinant du chef, n’avait plus rien à voir avec Simon-Pierre, le pêcheur palestinien. Aujourd’hui, ce n’était plus un pêcheur d’hommes, mais le plus bel effet spécial de ce début de siècle. Le maître de l’Episcopat devenu maître du Téléscopat. Un grand travelo, quoi ! Peut-être le plus grand. C’est ce que Julien appelait dans ses homélies "le syndrome de la momie". Il faut dire, à la décharge des catholiques, qu’ils ne sont pas les seuls à fétichiser sur les antiquités. Qui n’a pas vu, de ses yeux vu, dans une boîte gay, les night-clubbers "régressifs", en mal de paradis perdu, réclamer à cors et à cri "Pandi Panda" remixé techno, celui-là n’a rien vu de l’humaine niaiserie! Bécassine et Pau Paul, même combat ! Même ras-le-bol ! Bien sûr, Julien savait qu’il était injuste et partial. Mais il avait beau se raisonner, rien n’y faisait. L’allergie était trop violente, il lui fallait vomir ce fiel qui lui brûlait le cœur. "Rome, l’unique objet de mon ressentiment… Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore." Ces vers, ânonnés jadis, devenaient un leitmotiv implacable et leur détournement provoquait chez le petit clerc en rupture de ban une jubilation rageuse. Oui, Rome adorait son pape, le monde entier l’adorait et se le disputait. La télévision – mieux, la mondovision - retransmettait toujours fidèlement, toujours pieusement, les images du Saint Père, les mirages de sa gloire : le pape bénissant l’univers, le pape baragouinant "bonne année" en quinze langues (espéranto compris), le pape léchant le sol des aéroports, le pape et son avion, le pape et sa bagnole blindée, le pape et son Alzheimer … A quand un prélat-spoutnik (c’est pas "régressif", ça ?), premier ambassadeur de l’humanité sur Mars ? Lorsque Julien voyait les foules papolâtres, les fêtes de la jeunesse chrétienne à Paris ou ailleurs, il sentait son cœur se serrer. A la colère succédait l’abattement puis l’humiliation.. Le charpentier de Nazareth avait agonisé des heures durant sous les crachats de la populace : vingt et un siècles plus tard, son premier disciple travesti en vieille star vaticane le trahissait une seconde fois en plastronnant humblement sous les confettis des Luna Park œcuméniques. Trop, s’en était trop ! N’y avait-il personne d’autre pour crier avec Julien, crier à l’imposture ? Quoi ! Un octogénaire qui ne bandait plus des lustres, qui n’était hélas averti que d’onanisme ou de prostatite, qui n’avait jamais embrassé le sein d’une femme et encore moins le sexe d’un autre homme (quoiqueue au séminaire…), qui n’était expert qu’en Immaculée conception ou en glorieuse Assomption, comment un tel homme pouvait-il dire aux gens qui s’aiment ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qui est licite ou illicite, ce qui est sainement naturel ou intrinsèquement pervers ? Comment osait-il mettre le préservatif à l’Index ? Pas étonnant que ça ne marche pas et que l’épidémie se propage… Comment prétendait-il aimer les femmes d’Irlande ou de Serbie, démunies et violées, en les exhortant charitablement à garder leur précieux fœtus ? Comment pouvait-il aussi, de quel droit, avec quelle autorité, à partir de quelle expérience, sur quelle base scripturaire, comment osait-il vouer la pilule aux gémonies tout en enchâssant dans un reliquaire le sacro-saint thermomètre ? Qui pouvait le conseiller ainsi ? Quels experts antédiluviens ? Quels cagots courtisans ? Quels généticiens complices ? Où se cachaient les exégètes scélérats qui avaient manipulé les textes du vieux Livre ? Non pas au nom de l’Amour, mais au nom de Déesse Nature, marâtre Nature, généreuse en cataclysmes et gaspilleuse de semence ! Il eût mieux valu en rire…Et pourtant, quand Julien entendait en confession des femmes et des hommes désorientés, brisés, fermés au plaisir ; quand il voyait sa propre sexualité aride et névrotique, il n’avait pas envie de rire ou de sourire. Trop trash, vraiment. A en crever. Vaincu d’avance. Seul contre tous. Julien savait que deux mondes étaient en présence et qu’entre ces deux univers la distance se compte en années-lumière. Trop docile, perdu dans son mental, exilé de sa chair, St Julien avait choisi le mauvais camp, lui, le dernier des Mohicans. Là-bas, au-delà des Alpes, très très loin, à la dernière Cour d’Europe régnait un vieillard blanc qui portait sur son visage hagard toute la tristesse du monde. Et ici, dans un trou perdu, sous sa soutane réglementaire aux reflets vert-de-gris, un jeune abbé en deuil, plus sublime qu’un archange et bien sous tous rapports, crevait de désamour et de désespoir, condamné un soir de Pâques à étreindre un fantôme de pierre…

Julien ne tentait plus de se contenir. C’était une débâcle, la fonte des glaces, un déluge de larmes. Sous les voûtes obscures, amplifiés par l’écho, hoquets et sanglots s’entrechoquaient. Le prêtre se tordait sur les dalles glaciales, tant sa poitrine le brûlait. Inlassablement, il répétait : "Sauve-moi, aime-moi… sauve-moi, aime-moi…" Peu à peu cependant, l’orage se calma et s’éloigna. La litanie tarit comme un ru en été. Julien se releva, mû par un réflexe. Son visage ruisselant n’exprimait ni tristesse ni désarroi mais une sorte de sérénité, une paisible détermination. C’était plus fort que lui, une voix à l’intérieur, une certitude. Désormais, plus rien ne pouvait l’effrayer, tout avait été pressuré et expulsé dans les larmes. Aucun geste ne serait plus déplacé ou impudique, tout avait été d’avance promis et garanti. "Aujourd’hui même, tu seras avec moi dans mon Paradis." Julien s’approcha donc du gisant puis, posément, comme on s’affaisse épuisé et ravi pour une sieste bien méritée, il s’allongea sur le marbre. Et de longues minutes passèrent, peut-être un quart d’heure, peut-être davantage… Une sorte de torpeur sacrée s’était abattue sur ce couple étrange, mi-pierre mi-chair … Et voici que, par pur miracle, une musique s’éleva. Au fond de son brouillard, Julien l’entendait. Il émergea peu à peu. Non, il ne rêvait pas, il devenait même de plus en plus lucide, critique même. Ce qu’il entendait, c’était bien de l’orgue mais… c’était impossible ! Il n’y avait pas d’orgue dans son église, juste un harmonium asthmatique qu’on avait dû reléguer dans la sacristie. Pourtant, c’était bel et bien un orgue, avec un somptueux positif, - et Julien s’y connaissait ! Et il connaissait ce morceau, il le reconnaissait, il identifia le timbre du cromorne. C’était son choral préféré, la musique amie qui tant de fois l’avait massé et consolé "Jesus bleibet meine Freude", son ineffable BWV 147. Julien était sauvé, il était en bonne compagnie, il se sentit revivre. D’ailleurs, il ne frissonnait plus. Une étrange chaleur s’était répandue peu à peu dans la chapelle, une sorte de tiédeur impalpable et diffuse, des fragrances d’encens invisible, des effluves de cire et de miel. Il sembla à Julien que le marbre était de moins en moins froid, moins dur. Même son dos, tout à l’heure endolori, s’assouplissait. Il ressentait une présence, une connivence quasi physique. Toujours étendu de tout son long sur le gisant, il s’était agrippé aux épaules luisantes et froides. Et voilà que ses ongles pouvaient s’enfoncer, pénétrer peu à peu une matière tiède et malléable. Sous ses cuisses, la même impression de vigueur palpitante, sous sa poitrine aussi, sous son ventre, partout, une chaleur ductile, un frémissement, une consistance : d’autres muscles, d’autres viscères, une autre peau, une autre respiration… l’Autre ! Julien comprit d’un coup, ouvrit les yeux. Le Galiléen le regardait fixement. Tendrement. Deux yeux immenses à quelques centimètres des siens, très noirs ou d’un bleu profond, impossible de juger. Julien n’eut pas peur, il se sentait sûr. Quand on est croyant, qu’est-ce qui est le plus ardu ? Transplanter l’Himalaya en pleine mer ou transformer un cœur de pierre en cœur de chair ? La bouche du Christ lui paraissait démesurée, les lèvres soyeuses sous la moustache blonde. Julien crut y déceler l’ombre d’un malicieux sourire. "Ephphatha ! !" Ce fut son unique parole. Julien, qui connaissait l’araméen en saisit d’emblée le sens. Il ouït et il crut. Et spontanément, comme Marie-Madeleine l’avait elle-même crié au beau jardinier, à l’aube de Pâques, il répondit avec ardeur "Rabbouni" - ce qui dans cette même langue signifie : "Maître chéri !". Julien sentit alors que les bras immenses qui jusqu’alors étaient restés inertes le long de l’autre corps frémirent, s’animèrent et étreignirent son dos, au niveau des épaules. Un geste ample et englobant. Une mâle accolade. Que tous soient un ! Désormais, tout était accompli : rien n’était plus simpliste ou compliqué, licite ou prohibé, véniel ou mortel. Tout devenait clair et coulait de source, par-delà bien et mal. Julien souleva légèrement la tête du ressuscité, écarta l’opulente chevelure, entrouvrit ses mains sous la nuque, ciboire offert au sein des épis d’or. Puis il ferma les yeux et déposa sa bouche sur les lèvres de Dieu…


        Le lendemain, un peu avant huit heures, les cloches se mirent à sonner à la volée. Carillon évidemment incongru un lundi matin. C’était allègre et impétueux, tous ces Alléluia d’airain semés aux quatre vents ! La sonnerie se prolongeant, le bourg s’anima. On entendit des volets claquer, des pas dans les rues, des appels étonnés. Qu’arrive-t-il ? Quel jour sommes-nous ? Qui nous convoque ? Que fait l’abbé ? Au bout d’une demi-heure, après quelques vains coups de fil au presbytère, une quinzaine de personnes ahuries s’étaient regroupées sous le porche de l’église. Le bâtiment était fermé, toutes les portes étaient closes, même la porte latérale, même la porte donnant sur la sacristie. Par contre, le presbytère était resté ouvert mais le célibatorium était désert. Impossible de mettre la main sur le moindre trousseau de clé et monsieur le curé restait introuvable. On s’agita, on courut, le maire était parti pour le week-end, on réveilla l’adjoint… et on finit par dénicher le double de la clé, au fond d’un tiroir, dans la salle des mariages. Les cloches sonnaient toujours, à la volée, ça devenait grotesque et indécent un lendemain de Pâques. Lorsqu’on entra enfin dans la sacristie, tous ceux qui étaient là racontèrent ensuite que ce qui les surprit le plus, ce fut cette douce chaleur parfumée qui les accueillait, un mélange ineffable d’encens, de roses et d’encaustique. Matthieu, le premier adjoint, se précipita vers le tableau de commandes, dans la penderie des chasubles. Stupeur ! Ni clignotants ni voyants écarlates. Tout était normal. Le chauffage de l’église n’était pas enclenché, ni le mécanisme de sonnerie. Impossible de stopper ! Et les trois cloches continuaient à s’en donner à cœur joie, ding, ding, dong ! C’était assourdissant, on s’entendait à peine, surtout lorsqu’on pénétra dans l’église. Tout paraissait normal : le tabernacle était toujours au rouge, les chaises soigneusement rangées, les vitraux pleuvaient dans la grand nef leur hymne de couleurs. Une magnifique journée printanière commençait ; l’église se dilatait comme une serre odorante et vrombissante. On s’égaya partout, de la crypte à la tribune. Pas précipités, chaises qu’on remue, appels d’abord grêles puis de plus en plus stridents à cause du carillon "Père, Père…". Soudain, un cri de femme. Tous courent en désordre vers l’absidiole. La vieille Berthe se tient sur la troisième marche, une main serrant son fichu sous son menton tremblotant, l’autre tendue vers le fond de la chapelle, pointant sa funeste trouvaille : plus de gisant. Envolé ! Volatilisé ! Ne subsistait que le socle en chêne massif, recouvert de la moire grenat que les dames de l’ouvroir avaient brodée. A son extrémité, une tache de clarté : un carré de lin, immaculé, soigneusement plié. Par contre, au pied du chandelier, sous les énormes stalactites de cire, un beau capharnaüm : vêtements épars, linge de corps, deux chaussures, un vieux jean en velours… et une robe noire chiffonnée. C’étaient eux cette fois qui étaient pétrifiés. Tous massés derrière la sacristine. Incrédules. Puis il y eut comme un déclic, un effroi contagieux ; le troupeau apeuré reflua vers la sortie, certains signaient leurs fronts abasourdis. Et tout là-haut, ébranlant la tribune, les trois cloches sonnaient, sonnaient toujours, sonnaient à grands battants, proclamant alentour la joyeuse nouvelle…


Michel Bellin



Ce récit hagiographique est extrait de "Communions privées" recueil de nouvelles érotiques de Michel Bellin paru aux Editions H&O.



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