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L'athéisme naturaliste


par Robert Sine  -  13/01/2019




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L'athéisme n'est pas une doctrine positivement définie. Le "a" privatif signifie qu'il se définit avant tout par ce qu'il n'est pas : l'athéisme est l'absence de croyance en un ou des dieux. Cela ne constitue pas une philosophie en soi, de la même manière que l'absence de croyance en la licorne - l'alicornisme - ne constitue une philosophie. Et de fait, des penseurs ayant des philosophies très différentes se sont déclarés athées : Nietzche est très différent de John Stuart Mill, Jean Paul Sartre est très différent de Bertrand Russell et Michel Onfray est très différent de Richard Dawkins. Dans chaque couple, les premiers ont une culture essentiellement littéraire, et les seconds une culture essentiellement scientifique. Si on prend cependant les athées qui ont une culture essentiellement scientifique (bien sûr, avoir une culture scientifique n'empêche pas d'avoir une culture littéraire, et vis-versa), on voit tout de même se dégager une convergence en direction d'une philosophie athée cohérente et unifiée qu'on peut appeler l'athéisme naturaliste. C'est cette philosophie que je voudrais présenter et défendre dans ce texte.

La diversité des athées

Quelques faits anecdotiques :
  • Schopenhauer, philosophe athée du 19ème siècle, pensait que le monde est "pure Volonté". Autrement dit, il faisait d'un concept purement mental la clé de voute de sa compréhension de l'univers.
  • J'ai devant moi une étude de sociologie réalisée en 1986 qui indique que 32% des personnes excluant l'existence de Dieu (c'est-à-dire, par définition, des athées) croient en l'astrologie.
  • De nombreuses études montrent que si le taux des non-affiliés religieusement progresse, les croyances de type New-Age restent relativement stables (voir le livre de Daniel Baril, Ce que la science sait de la religion). Plus étonnant encore, certains individus se définissant comme athées croient en l'existence de Dieu, ou du moins d'un principe intelligent.
Ces faits anecdotiques traduisent une chose : athéisme et non-religion n'est pas synonyme d'une pensée rationaliste basée sur une compréhension scientifique du monde, c'est-à-dire ce que j'appelle le naturalisme philosophique. Celle-ci est donc une pensée bien spécifique, qui n'est peut-être en réalité partagée que par une minorité d'athées. Il est temps pour moi de la présenter et de la justifier.

Le principe de base : l'évidentialisme

On entend souvent dire que l'athéisme est une croyance comme une autre, et que les athées ne sont donc pas si différent des croyants dans le sens qu'eux aussi croient en quelque chose. Partant de cette base, des athées militants, comme par exemple Richard Dawkins, se sont vus reprocher d'être aussi dogmatiques que les croyants fondamentalistes. Comme je viens de l'indiquer, l'athéisme-tout-court est une doctrine purement négative dans le sens où elle n'affirme rien. Cependant, il y a des positions philosophiques athées qui sont des théories positives (dans le sens qu'elles affirment des choses) et qui sont donc des systèmes de croyances. Après tout, nous croyons tous en des choses, mais est-ce que le mot "croyance" est nécessairement synonyme de "dogmatisme" ? Pour répondre à cette question, permettez-moi de faire un détour par un peu de philosophie de la connaissance. Pour être très schématique, il existe deux formes de connaissances : les connaissances dites "analytiques" (les connaissances logiques, mathématiques, a priori) qui sont susceptibles de recevoir des preuves définitives (par exemple, 2+2=4, les chauves n'ont pas de cheveux, etc.), et les connaissances que l'on pourrait qualifier d'empiriques, c'est-à-dire qui dépendent d'une manière ou d'une autre d'observations, d'expériences, et qui ne peuvent pas être prouvées par la simple réflexion (par exemple, la lumière est une onde électromagnétique qui se déplace dans le vide à environ 300 000km/s, l'eau boue à 100°C dans des conditions normales de température et de pression, etc.). Ce dernier type de connaissances ne peut pas se voir donner une preuve complète, au sens mathématique du terme, mais seulement probable. Il existe un terme en anglais, "evidence", qui peut être traduit par "preuve" en français, mais dans le sens de "preuve judiciaire" plutôt que dans celui de "preuve mathématique". Les Anglo-Saxons l'emploient justement dans le domaine judiciaire (par exemple, l'arme du crime retrouvé avec les empreintes digitales du suspect est une evidence en faveurs de sa culpabilité), mais également dans le domaine scientifique (par exemple, l'expérience des fentes d'Young est une evidence en faveurs du caractère ondulatoire de la lumière).Pour lui donner un sens plus précis, le mot evidence désigne tout élément qui augmente la probabilité de la justesse d'une hypothèse ou d'une théorie. On peut ainsi, dans le domaine des connaissances empiriques, accumuler des evidences en faveur d'une théorie ou d'une hypothèse, mais on ne peut jamais prouver avec une certitude totale qu'elle est vraie. Attention, cela ne doit pas avoir de conséquences sceptiques : je ne dis pas que la connaissance est impossible dans le domaine empirique, seulement que sa certitude est une question de degré, de probabilité. A toute fin pratique, l'enquête s'arrête, en science comme dans les affaires judiciaires, lorsque l'hypothèse est corroborée par les evidences au-delà de tout doute raisonnable. On peut donc parfois s'approcher de la totale certitude, mais on ne peut jamais l'atteindre entièrement. Mais, et c'est là où je voulais en venir, comme la certitude est une question de degré, il y a une solution de continuité entre la croyance et la connaissance. On peut ainsi croire en quelque chose, parce que l'on a de bonnes raisons de croire, sans en avoir la certitude. La différence entre une croyance légitime et une croyance gratuite étant celle-ci : le degré de croyance que l'on accorde à une hypothèse doit être proportionné aux evidences que l'on a en sa faveur. (Cette phrase est inspirée de la maxime de David Hume : "un homme sage, donc, proportionne sa croyance aux évidences"). Cette position est ce qu'on appelle, en philosophie de la connaissance, l'évidentialisme. L'évidentialisme se distingue notamment du fidéisme, doctrine selon laquelle on peut croire en quelque chose sur la base de la simple foi, et du scepticisme, doctrine selon laquelle on doit toujours suspendre son jugement. Je crois que la principale erreur de beaucoup de personnes qui favorisent l'agnosticisme sur l'athéisme en raison du dogmatisme supposée de cette dernière position, est qu'ils considèrent une fausse dichotomie : ou bien on croit de manière dogmatique, à la manière du croyant, que Dieu existe ou n'existe pas, ou bien on est sceptique (c'est-à-dire agnostique). Ce n'est pas bien d'être dogmatique, donc il faut être agnostique. Mais, d'une part, le scepticisme et l'agnosticisme peuvent aussi être dogmatiques lorsqu'ils professent de manière péremptoire qu'aucune lumière ne peut être apportée sur un sujet donné (et l'histoire de la philosophie et celle des sciences regorgent d'assertions dogmatiques de cette sorte), et d'autre part, on vient de voir qu'il existe une troisième alternative, l'évidentialisme, qui ne nie pas la possibilité d'avoir des croyances, mais qui se distingue de la position religieuse en ceci que ses croyances sont basées sur des evidences, et sont donc susceptibles d'être réexaminées. L'évidentialisme n'est pas une doctrine dogmatique, c'est au contraire la seule position philosophique qui permet de se prémunir de dogmes.

De l'évidentialisme au naturalisme

Il y a une infinité de façon d'être athée, et l'athéisme en tant que tel n'est pas un système de croyances, seulement l'absence de croyance en quelque chose. Mais si on regarde la pensée de nombreux athées influencés par les sciences, une philosophie davantage positive, qui implique des croyances, se dégagent : cette philosophie s'appelle le naturalisme, et il a deux volets, l'un qui a un rapport avec la manière dont nous formons nos connaissances (on l'appelle "naturalisme épistémologique"), et l'autre qui concerne la description de la réalité (on l'appelle "naturalisme ontologique) :
  • Naturalisme épistémologique : Cette version du naturalisme a été développée par le philosophe américain V.O. Quine, et est la théorie qui consiste à dire "qu'il n'y a pas de tribunal plus élevé de la vérité que la science elle-même". Il s'agit d'une thèse qui ne présuppose pas de la nature du monde, mais donne simplement une ligne de conduite qui permet de choisir entre des propositions contradictoires. C'est une forme d'évidentialisme appliquée : nos connaissances les plus sûres, celles qui sont basées systématiquement sur des évidences, sont nos connaissances scientifiques. Si donc la science dit une chose, et qu'un métaphysicien, un théologien, un sorcier ou un médium dit une autre chose qui rentre en contradiction flagrante avec ce que dit la science, alors il faut plutôt faire confiance en ce que dit la science puisque le nombre et la solidité des evidences en faveur de nos connaissances scientifiques sont incommensurablement plus élevés que ceux en faveur des systèmes de croyances concurrents. Une thèse plus ambitieuse impliquée par le naturalisme épistémologique est la suivante : si un métaphysicien, un théologien, un sorcier ou un médium propose un énoncé général qui n'est pas forcément en contradiction avec la science tout simplement parce que celle-ci n'a, même en principe, aucun moyen de pouvoir contrôler cet énoncé, alors, on ne doit pas prendre cet énoncé général au sérieux, puisqu'on ne nous apporte aucune evidenceen sa faveur.

  • Naturalisme ontologique : il s'agit de la vision du monde qui dérive d'une application stricte du naturalisme épistémologique. Elle répond à la question : si on prend la science au sérieux, quelle vision du monde doit-on privilégier ? Et la réponse, selon le naturaliste ontologique, c'est une vision du monde qui n'offre pas la place à d'entités surnaturelles comme les dieux et les âmes.
Si l'athéisme n'est pas une croyance, le naturalisme, notamment dans son volet ontologique, en est une, car elle offre une description positive du monde. Mais le fait qu'elle soit une croyance n'en fait pas une position dogmatique, car elle est le résultat d'une application de l'évidentialisme.

Athéisme naturaliste

Je voudrais maintenant répondre à une question sociologique : pourquoi le taux d'athéisme est extrêmement élevé chez les scientifiques. Après tout, n'est-il pas vrai "qu'un peu de science nous éloigne de la religion, mais beaucoup de science nous en rapproche" ? N'est-il pas vrai que l'idée selon laquelle la religion et la science serait incompatible est maintenant bien dépassée ? Ma réponse à cette question est la suivante : la vision du monde qui découle le plus naturellement d'une application du naturalisme épistémologique (l'épistémologie spontanée des scientifiques) est le naturalisme ontologique, et cette vision du monde est essentiellement athée. J'irai même plus loin en défendant la thèse suivante : non seulement nos connaissances scientifiques réfutent toutes les raisons qui pourraient nous faire pencher en faveur de l'hypothèse de l'existence de Dieu, mais elles nous donnent des evidences pour conclure en son inexistence. Cette position est ce que j'appelle l'athéisme naturaliste : une philosophie définie qui non seulement proclame l'absence de bonnes raisons de croire en Dieu, mais qui en plus avance des evidences, basées sur nos connaissances scientifiques, en faveur de son inexistence. Avant de commencer à détailler mes arguments en faveur de cette forme d'athéisme, j'aimerai les résumer de manière concise pour deux raisons : aider le lecteur à garder le fil, et donner un résumé au lecteur qui ne voudrait pas tout lire. Voici le résumé, en 5 points, de l'argumentation qui va suivre :
  1. Le déisme ou le théisme sont des hypothèses qui consistent à attribuer à un être ou des êtres intentionnels et disposant de raison, la création et/ou un grand pouvoir sur le cosmos. Par définition, ces êtres sont toujours plus ou moins anthropomorphes.

  2. L'anthropomorphisme, et plus généralement, l'attribution systématique d'intentions et de raisons (ce qu'on peut appeler le biais d'intentionnalité) à des phénomènes qui n'en ont pas est un biais cognitif extrêmement bien documenté en psychologie.

  3. L'histoire des sciences montre clairement que la plupart des théories anciennes sur le monde étaient porteuses de ce biais, mais que plus nous comprenons l'univers, moins les explications en termes d'intentions et de raisons deviennent pertinentes, à part dans le champ très restreint de l'étude de la vie animale. Tout au contraire, l'histoire des sciences tend à montrer que les phénomènes naturels se déroulent en conformité à des lois impersonnelles et indifférentes : les lois de la physique.

  4. En particulier, une des théories les plus fondamentales de la science moderne, la théorie darwinienne de l'évolution, indique que la raison et l'intentionnalité sont des adaptations biologiques qui n'ont rien à voir avec le cosmos dans son ensemble, mais tout à voir avec la survie et la reproduction des animaux.

  5. Conclusion : la science moderne fournit des évidences en défaveur de l'hypothèse selon laquelle la création et la destinée du cosmos sont entre les mains d'agents intentionnels doués de raison, et donc en défaveur de l'existence des dieux.
    J'appelle cette position l'athéisme naturaliste car elle repose sur la vision du monde qui apparait s'adapter le mieux, à l'heure actuelle, à l'état de nos connaissances scientifiques. Encore une fois, les evidences ne sont pas des preuves mathématiques. Dans un sens mathématique du terme, le lieu commun selon lequel la science ne peut pas prouver que Dieu n'existe pas est vrai. Mais dans le sens "juridique" du terme, la science fournit bien des evidences en faveur de l'inexistence de Dieu, définit de manière minimale comme un être plus ou moins anthropomorphe, c'est-à-dire au minimum doué de raison et d'intention. Ces évidences ne sont pas définitives : malgré le caractère positif de l'athéisme naturaliste, il ne s'agit pas d'un athéisme dogmatique, puisqu'il est ouvert, comme toute théorie scientifique ou philosophique, à de nouvelles evidences qui viendraient le contredire. Il se contente de dire : étant donné nos connaissances sur le monde, il est extrêmement peu probable qu'un Dieu existe. Je commence donc dès à présent à détailler mon argumentation.

    Argument 1)

    Il me semble que l'on peut définir Dieu de manière cohérente. J'ai beaucoup de sympathie pour la citation d'Einstein : ("Dites-moi ce que vous entendez par Dieu et je vous dirai si j'y crois."), parce que, notamment tant de personnes religieuses prennent toutes les précautions possibles pour ne surtout pas dire précisément quel est l'objet de leur croyance, mais préfèrent s'abriter confortablement derrière un écran de fumée, en disant des choses aussi vagues et incompréhensibles que : "je crois en une force supérieure qui permet au monde de rester uni" (à quoi le philosophe athée Daniel Dennett répond ironiquement : "Oh... moi aussi je crois en ça : ça s'appelle la gravitation" (cité de mémoire, Dennett dit quelque chose comme cela dans une conférence filmée, je n'arrive malheureusement pas à remettre la main sur la vidéo !). Cependant, on ne peut pas nier que des définitions qui ont du sens ont été donné sur Dieu. Par exemple, dans son livre The miracle of Theism le philosophe J.L. Mackie définit le Dieu des théologiens modernes de la manière suivante (je résume tout de même, Mackie étant plus précis) : Dieu est une personne, un esprit sans corps, qui est omniscient, omnipotent, et parfaitement bon. Son livre tend alors à démontrer qu'il est peu probable qu'un tel être existe. Il ne vise pas à répondre à d'autres conceptions de Dieu, par exemple, le Dieu d'Einstein et de Spinoza. Il y a en effet une différence énorme entre le Dieu d'Einstein et de Spinoza d'un côté, et le Dieu des grandes religions de l'autre. Contrairement au Dieu des grandes religions, le Dieu de Spinoza n'est ni une personne, ni nécessairement parfaitement bon dans le sens humain du terme. C'est un Dieu qui est beaucoup moins anthropomorphe. Je pense néanmoins que malgré leur critique de l'anthropomorphisme, ni Einstein, ni Spinoza n'arrivent totalement à s'en échapper. En ayant pris toutes les précautions pour se démarquer de l'anthropomorphisme :
    "Je ne peux pas imaginer un Dieu qui récompense et punit l'objet de sa création. Je ne peux pas me figurer un Dieu qui réglerait sa volonté sur l'expérience de la mienne."
    Einstein indique ainsi : "Cette conviction, liée à un sentiment profond d'une raison supérieure, se dévoilant dans le monde de l'expérience, traduit pour moi l'idée de Dieu.". (voir le recueil des citations d'Einstein sur ce site)

    Mais la raison reste un attribut purement humain, et Einstein n'échappe donc pas à l'anthropomorphisme, même s'il est beaucoup moins sévère, beaucoup moins naïf, beaucoup plus vague aussi, que l'anthropomorphisme du Dieu de l'ancien testament. Ce n'est à mon avis pas un hasard : dans son excellent livre Face in the clouds, l'anthropologue Steward Guthrie définit la religion et la notion de Dieu comme un anthropomorphisme systématique. Dieu en tant que notion, selon cette conception, n'a plus aucun sens si on lui enlève tout attribut anthropomorphe. C'est pour cela qu'Einstein et Spinoza ne peuvent pas échapper totalement à l'anthropomorphisme s'ils souhaitent conserver une notion de Dieu, même la plus abstraite possible. Je me range complètement derrière Guthrie : on peut trouver une définition minimale de Dieu en disant que Dieu est une entité qui possède des attributs anthropomorphes (notamment l'intention et la raison) et qui a une influence sur le destin du cosmos.

    Argument 2)

    Or, la psychologie cognitive et évolutionniste a depuis longtemps montré que l'anthropomorphisme est lié à un biais cognitif profondément ancré dans la psychologie de l'être humain. Du côté de la psychologie expérimentale, on a notamment démontré qu'on ne pouvait s'empêcher de décrire des processus, comme par exemple deux triangles et un cercle projetés sur une surface et qui se déplacent, en termes d'intentionnalité. (Voir la vidéo et une explication de cette expérience ici). C'est ce que le philosophe Daniel Dennett nomme "l"intentional stance" : un mode de lecture du monde qui essaie de l'interpréter en termes d'agents disposant de buts et agissant envers un de ces buts. Toutes les espèces animales complexes sont biaisées de cette façon. Par exemple, les chats peuvent prendre des feuilles pour des proies, des chiens peuvent confondre des sirènes avec des hurlements, etc. La raison en est qu'un animal a des prédateurs et/ou des proies, et vit donc dans un monde rempli d'êtres ayant des intentions (intention de manger ou de ne pas se faire manger, notamment). Si on croit voir un serpent là où il n'y avait qu'une branche, ce n'est pas grave ; si en revanche on prend un serpent pour une branche, les effets peuvent être dramatiques : mieux vaut, d'un point de vue évolutionnaire, se tromper en voyant des agents intentionnels là où il n'y en avait pas que de faire l'erreur inverse. Cette caractéristique du cerveau humain et animal à interpréter des évènements ambigus comme étant la conséquence de la présence d'un agent intentionnel est ce que les psychologues évolutionnaires nomment un Système de Détection d'Agent Hyperactif (en Anglais, HADD pour Hyperactif Agent Detection Device). Chez l'être humain, cette tendance au biais d'intentionnalité est d'autant plus grande que nous sommes une espèce sociale, et nous sommes fortement dépendants de l'intention des autres humains pour notre propre survie. Comme l'indique Guthrie, "nous avons cette tendance à l'animisme et à l'anthropomorphisme parce que, lorsque nous voyons quelque chose comme vivant ou humain, nous pouvons prendre des précautions. Si nous voyons quelque chose comme vivant, nous pouvons nous préparer à nous battre ou à fuir. Si nous voyons quelque chose comme humain, nous pouvons entrer dans une relation sociale. Si cette chose ne se trouve finalement pas être réellement vivante ou humaine, nous perdons habituellement peu de choses. Cette pratique peut ainsi nous conduire vers de très gros succès, au risque de quelques échecs sans grandes conséquences. (p. 5)" Non seulement nous pouvons être trompés par la perception (ce que l'on nomme paréidolie) mais nous pouvons aussi interpréter des évènements comme étant l'oeuvre d'humains, même quand nous ne les voyons pas directement. La raison en est que les évènements les plus importants qui peuvent arriver à un être humain au cours de sa vie (une attaque se prépare contre sa tribu, on complote contre soi, on lui tend un piège, ou au contraire, on discute pour le récompenser, une alliance se forme pour le soutenir à devenir chef de la tribu, etc.) sont l'oeuvre d'autres êtres humains. Il est donc fondamental pour tout humain de déceler les intentions qui se cachent derrière ces évènements, même quand leurs porteurs ne sont pas présents à la vue. D'où cette tendance irrésistible que nous avons à attribuer tout ce qui nous arrive à quelques intentions cachés : se croire victime d'une malveillance cosmique lorsqu'un malheur nous arrive ("mais pourquoi moi ? Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter ça ?") ou au contraire à se voir l'heureux bénéficiaire d'une bienveillance providentielle quand un évènement heureux survient ("un ange gardien doit veiller sur moi"). Pour une revue systématique de ce phénomène, je ne peux que recommander le livre, pour les lecteurs anglophones, malheureusement, de Guthrie, ou d'autres livres sur le sujet, comme celui, heureusement cette fois-ci, disponible en Français, de Pascal Boyer, Et l'homme créa les Dieux. Cette tendance à l'anthropomorphisme est, d'après Guthrie (et je concoure) au fondement même de l'idée de dieu, en tant que réceptacle des attributions d'intentions qui sont derrière les évènements importants qui nous arrivent et qui ne peuvent pas être attribués à d'autres êtres humains (comme une sécheresse, une famine, une maladie, etc.).

    Argument 3)

    Ce biais d'intentionnalité rentre dans notre théorisation spontanée du monde, comme l'histoire de la philosophie et de la science le montre amplement. Pour Platon, dans le Timée, par exemple, le cosmos était un animal. Pour beaucoup, les étoiles étaient des agents ayant des intentions ; la forêt et les rivières étaient des esprits ; ainsi que les volcans et les montagnes. La physique d'Aristote était également anthropocentriste et anthropomorphe. Or, l'histoire des sciences montre que le progrès scientifique s'est fait en abandonnant les notions anthropocentristes, finalistes et anthropomorphistes du monde, en passant de l'"intentionnal stance" au "physical stance" de Daniel Dennett, c'est-à-dire en passant d'un mode d'explication en termes de buts et d'intentions à un mode d'explication en terme de processus physiques impersonnels obéissants à des lois. Il y a eu de nombreuses étapes dans ce processus. J'en décrirai seulement quelques-uns :

    En physique : pour Aristote, chaque processus avait une "cause finale", c'est-à-dire qu'il était réalisé en vue d'un but, d'un objectif, d'une raison. La physique classique, celle de Descartes, Galilée et Newton remplace cette physique finaliste par une physique mécaniste, ou chaque processus obéit à des lois impersonnelles. Mais même chez Newton, la stabilité du système solaire ne peut être expliquer que par l'action de Dieu : il croyait en effet que le système solaire n'aurait jamais pu être créé par le simple jeu des interactions physiques entre particules de matières, mais qu'en plus, il ne serait pas mécaniquement stable sans l'intervention, de temps à autres, d'un agent extérieur. Au XIXème siècle, Laplace démontre mathématiquement que Newton avait tort, que les lois de Newton suffisent à rendre compte de la stabilité du système solaire. Selon l'histoire apocryphe, c'est pour cela qu'il aurait dit à Napoléon, en parlant de Dieu : "Sir, je n'ai pas eu besoin de cette hypothèse". Apocryphe ou non, cette phrase devait réellement résumer son point de vue sur cette question. De la même manière, au XVIIIème siècle Maupertuis énonce le principe de moindre action (les processus physiques se déroulent de manière à minimiser une certaine quantité, appelée "action") et en fait un argument en faveur d'une sagesse supérieure gouvernant la nature. Quelques temps plus tard, Lagrange démontre qu'il ne s'agit rien d'autres que d'un principe variationnel, c'est-à-dire quelque chose de formelle qui est une autre façon d'écrire les lois de la physique que celle sous forme d'équations différentielles. Au XXème siècle, le physicien Richard Feynman démontre grâce à sa formulation de la mécanique quantique en termes d'intégrales de chemins que le principe de moindre action n'est que la conséquence des interférences quantiques des processus fondamentaux, et n'a donc absolument rien à voir avec une quelconque sagesse de la nature. (Réf : voir le livre d'Helge Kragh, Conception of cosmos, pour les conceptions du cosmos d'Aristote, de Newton et de Laplace, voir également le livre de Florence Martin-Robine, L'histoire du principe de moindre action). Le père fondateur de la théorie quantique, le physicien Max Planck affirmait ainsi, non sans raison, que les progrès en physique dépendent "de l'élimination des éléments d'anthropomorphisme" (cité par Guthrie, p. 165)

    En astronomie : la plupart des penseurs antiques ont identifié des astres à des êtres animés (anges, dieux, etc.). Leurs mouvements dans le ciel étaient grandement significatifs dans la mesure où ils avaient des conséquences sur le destin des individus et des nations (astrologie). Nous savons désormais que les étoiles sont des énormes boules composées principalement d'hydrogène et d'hélium, qui ne font qu'obéir aux lois de la physique.

    En chimie : l'alchimie et la chimie pré-lavoisienne sont infestée d'anthropomorphisme : éléments masculins et féminins, principes d'amour et de haine, etc. Aujourd'hui, nous comprenons la chimie en termes d'interactions électroniques. (Ref. voir le livre de Jean Baudet, Penser la matière : une histoire des chimistes et de la chimie)

    En biologie : Il a fallu tout le génie de Darwin pour comprendre que l'adéquation entre les organes biologiques et leurs fonctions n'étaient ni le résultat d'un créateur, ni celui d'un "dessein intelligent", ni celui d'une "force vitale", mais celui de la longue réitération d'un processus de variations aléatoires et de sélection naturelle. (Voir le livre de Michael Ruse, Darwin and Design).

    En neuroscience : Même la conscience, siège de tous les sentiments et la raison humaine, est de mieux en mieux comprise aujourd'hui en termes de centre de traitement de l'information, composé d'une myriades de petits modules aussi inconscients que des interrupteurs (des petits robots, comme le dit Daniel Dennett), qui font émerger la conscience en interagissant les uns avec les autres de manière incroyablement complexe. Sûr, il existe encore bien des obscurités dans notre compréhension de la conscience, et certains penseurs très respectables pensent que ces obscurités ne pourront pas être résolus par une approche scientifique habituelle (par exemple, le philosophe David Chalmers). Mais très peu nombreux sont les penseurs sérieux qui persistent à donner du crédit à l'hypothèse du dualisme (hypothèse selon laquelle l'esprit et le corps serait deux entités fondamentalement distinctes). (Voir le livre de Julien Musolino, The soul fallacy).

    Toutes ces histoires mériteraient un long développement et il est parfois étonnant, lorsque l'on se replonge dans les théories scientifiques anciennes, de voir à quel point elles étaient anthropomorphistes (l'une des grandes exceptions est la théorie atomiste de Démocrite, sans doute un des premiers penseurs de l'humanité à avoir échappé à l'anthropomorphisme). Paradoxalement, même aujourd'hui, certains scientifiques complètement athées utilisent des analogies anthropomorphistes lorsqu'ils veulent se faire comprendre. Par exemple, Richard Dawkins a écrit un livre en tout point remarquable : ce livre, qui explique l'évolution d'un point de vue centré sur les gènes plutôt que sur les individus s'appelle Le gène égoïste. Parler d'égoïsme pour un gène est de l'anthropomorphisme pur, et bien sûr, Dawkins le sait. En réalité, (et ce point n'a pas été bien compris de certains de ses critiques), Dawkins utilise le terme égoïste dans un sens purement technique : un gène n'a aucune intention et aucun sentiment, il est simplement égoïste dans le sens purement technique selon lequel il est fait tel que ses conséquences sur le phénotype de son porteur favorise sa propre reproduction et la reproduction de ses copies aux détriments des gènes concurrents. D'un point de vu fondamental, les gènes n'ont rien d'humain, et Dawkins en est tout à fait conscient, mais il est aussi conscient que notre cerveau est biaisé en faveur des analogies anthropomorphistes, et qu'une telle analogie peut aider notre cerveau à donner du sens à une théorie. De la même manière, Richard Feynman, dans ses conférences sur la physique des particules, n'hésitait pas à donner des caractères humains aux particules, parlant par exemple de "canibalisme" lorsqu'un électron absorbait un photon qu'il avait lui-même émis. Ce ne sont que des façons de parler, ces auteurs en ont tout à fait conscient, mais le fait que deux des plus grands vulgarisateurs scientifiques de la fin du XXème siècle aient recouru à des analogies anthropomorphistes illustre bien le penchant du cerveau humain à l'anthropomorphisme.

    Argument 4)

    Mais si nous nous concentrons sur le contenu formel et fondamental des théories scientifiques modernes en allant au-delà de ces simples façons de parler, si nous prenons au sérieux et au pied de la lettre, la science moderne, nous acquérons une vision du monde qui ne laisse pas de place à des explications de type finalistes et anthropomorphes. A part dans un champ très restreint du cosmos, sur la planète Terre, au cours de l'évolution du règne animal. La théorie de l'évolution nous dit en effet que la cognition nait de par le fait qu'un être vivant complexe qui acquière la capacité de se mouvoir tire un grand avantage sélectif à disposer de systèmes de traitements de l'information pour pouvoir s'orienter dans son environnement. L'intention nait du fait qu'un tel être vivant acquière un grand avantage sélectif à favoriser les actions qui tendent à lui permettre de se nourrir, d'éviter la mort et de se reproduire. La raison et l'intention émergent ainsi dans certaines circonstances très particulières et très circonscrites, à savoir, au cours de l'histoire de l'évolution des espèces animales. La raison et l'intention sont des adaptations biologiques, au même titre que la respiration, la digestion et la transpiration, qui ont été façonnés par l'évolution parce qu'elles permettaient à ses détenteurs de se reproduire plus que leurs concurrents (Lire The Enigma of reason, de Hugo Mercier et Dan Sperber, pour une perspective évolutionniste sur la raison). Il n'y a donc pas plus de raisons de penser que ce qui est à l'origine de l'univers dispose d'une raison ou d'une intention, que de penser qu'il dispose de glandes salivaires.

    Argument 5)

    Nous disposons ainsi d'une explication qui permet de rendre compte de l'émergence de la raison et de l'intention dans l'univers, mais cette explication est circonscrite à l'évolution du règne animal. D'après cette explication, la raison et l'intention sont des adaptations biologiques. Or les dieux ne sont pas censés être des produits de l'évolution. Non seulement la physique, la chimie, l'astronomie et les neurosciences nous disent que les explications en termes de raison et d'intention ne sont pas appropriées dans l'étude du cosmos en général, mais en plus, la partie de la science qui est susceptible de théoriser les concepts de raison et d'intention tend à nous dire qu'il ne fait aucun sens d'utiliser ces concepts hors de l'évolution du règne animal (à part en les prenant pour de simples façons de parler), à l'exception, peut-être, du domaine de l'intelligence artificielle (qui est cependant, lui-même, un sous-produit de l'évolution animale). Une théorie du cosmos qui fait intervenir des agents anthropomorphes capables d'intention et de raison hors du cadre évolutif, c'est-à-dire des dieux, se marie donc très mal, pour le dire le plus prudemment possible, avec l'état actuel de nos connaissances scientifiques.


    Robert Sine



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